Communiqué de police N° 2
Une amie séduisante, m'a donné rendez-vous ce soir, à Neuchâtel, vers les 11 heures à son appartement. Une telle perspective émeut n'importe quel individu de sexe mâle normalement constitué. Il est environ dix-neuf heures trente, je sifflote au volant de « ma » GTI noire. Jeff l'a bichonnée impeccablement. Le moteur ne ronronne pas, il chante. Le chauffage à fond refoule de l'habitacle le froid humide et désagréable du brouillard hivernal qui noie la plaine. Sur le plateau de Diesse, j'émerge enfin de cette soupe blanche. Le ciel noir étoilé m'offre sans transition l'infini sidéral. A chaque fois, je suis émerveillé de ce contraste.
Je traverse le village de Lamboing, un petit creux à l'estomac. Au bord de la route, un bistrot campagnard, Le Cheval Blanc, laisse entrevoir quelques lampes allumées. Au parc, une vieille VW coccinelle marquée de traces de boue me signale au moins un client. C'est ouvert. Je parque ma Golf, l'avant contre la route, précaution devenue instinctive pour partir plus vite, en cas d'urgence.
J'entre discrètement dans le restaurant. Pas grand monde. Un jeune ouvrier, penché sur une table au milieu de la salle, déchiffre studieusement le canard local. Dans un coin, un couple de vieux mange tout en regardant la télévision. Ils mastiquent pensivement. C'est l'heure sacrée du téléjournal, suivi quasi religieusement par la plupart des citoyens suisses.
- Bonsoir…
Mes salutations passent presque inaperçues, couvertes par la voix gutturale du journaliste suisse alémanique. Le jeune me répond tout de même, sans lever la tête. La page des sports l'intéresse probablement davantage que l'arrivée d'une nouvelle tête. Les vieux me jettent un regard plus curieux. Mais je n'arrive pas à savoir si leur bouche me répond. Leurs lèvres bougent sans doute, mais est-ce pour mastiquer, pour me saluer, ou encore pour commenter à voix haute les nouvelles ? Mystère finalement peu important. Je vais m'asseoir dans un coin.
La patronne du bistrot vient vers moi, souriante.
- Bonsoir monsieur, que désirez-vous ?
- Bonsoir madame, j'aimerais manger.
- Mais très volontiers. Voilà la carte.
Je commande une entrecôte aux morilles, avec pommes frites, salade mêlée et un bon verre de rouge. La vie clandestine permet certaines gâteries qui compensent l'angoisse sournoise du combat souterrain. La patronne, une femme dans la cinquantaine, s'en va, visiblement satisfaite.
- Tu pourrais mettre
Au passage, la patronne change de
canal, puis disparaît dans la cuisine. Comme d'habitude, les images de guerre
succèdent à celles de la famine, puis du terrorisme, avec quelques élections
« importantes » dans un pays quelconque de la planète sous la
dépendance de l'Occident –
Subitement j'entends Claudette, une
des speakerines de
- Communiqué de police.
A ces heures, cela surprend. Les vieux, le jeune et moi, tous nous regardons avec attention le petit écran. La patronne survient, l'assiette de salade et le pain dans une main, la carafe de rouge dans l'autre. Elle s'immobilise au milieu de la salle, tournée vers la télévision, très intéressée par le communiqué.
Avec stupéfaction, je vois ma photo à l'écran. Cela fait plutôt une drôle d'impression, désagréablement voluptueuse. Une reconnaissance sociale à l'envers. Sois fleuri ou bani, clament les chanteurs engagés. Je suis désormais officiellement proscrit par ma société que J'ai fini par détester. C'est une sorte de succès, mais terriblement dangereux. Heureusement le cliché est mauvais. Il me donne l'air d'un fou. A côté de ma photo, celles de Jean-Franc et de Kamikaze. La voix de la speakerine égrène niaisement l'information policière.
- Fribourg. Le juge d'instruction
de
Les vieux me dévisagent, puis regardent les portraits. Le jeune retourne à son journal. La patronne virevolte vers moi et s'exclame à haute voix :
- Ils les ont pas encore attrapés, ceux-là; on les a déjà vus l'année passée !
Et dans le même souffle, en posant l'assiette de salade devant moi, elle me dit avec beaucoup de gentillesse:
- Voilà Monsieur, bon appétit.
La vieille femme se lève et demande le téléphone. Sa démarche m'inquiète. Quelques minutes plus tard, elle revient, mais sans me regarder. Cette situation me rappelle une scène du film de Tanner, Messidor, où deux jeunes filles en cavale mangent dans un restaurant. Elles abattent un pauvre consommateur qu'elles suspectaient à tort de dénonciation. Je ne vais pas flipper comme ces jeunes adolescentes. Mais que faire ? Finir cet excellent souper ou ficher le camp immédiatement. Les hors-la-loi se font pincer soit au lit, soit à table, c'est classique. Je décide de terminer rapidement le repas, mais sans précipitation apparente. Vingt minutes plus tard, je sors du restaurant. Pas de comité d'accueil. Je respire avec joie l'air glacial.
J'appris quelques années après, par un policier, que la femme avait bien téléphoné aux flics. Les appels furent si nombreux qu'ils submergèrent complètement la police. Les agents se virent donc dans l'incapacité de contrôler immédiatement tous les renseignements. Ils vinrent beaucoup plus tard faire un contrôle de routine au Cheval Blanc. Cette patrouille me surprit vers les deux heures du matin, à proximité d'une de mes caches, alors que je revenais de mon rendez-vous galant.
Je remonte de ma cache. Dans la
pente rocheuse, à l'abri d'une falaise, j'ai enfoui sous les pierres une boîte
en plastique contenant des faux papiers, dix mille francs et une arme à feu.
Notre groupe d'action avait décidé que chaque membre devait s'occuper
individuellement de sa survie et, cette nuit, j'avais ajouté cinq mille francs
à ma boite. Vers les deux heures du matin, Je gravissais péniblement les
cinquante derniers mètres, les plus vicieux dans cette nuit de brouillard
givrant. Lorsque j'atteins la route de
Une voiture ralentit. Inquiet, je jette un coup d'oeil. Merde, les flics. Ma ruse n'a pas pris.
Une seule solution, la fuite. Je me
dirige rapidement vers ma GTI, mais la patrouille s'arrête à ma hauteur. La
voiture qui les suit les empêche de s'arrêter complètement, et ses grands
phares aveuglent les policiers. J'en profite pour me rapprocher encore de
- Was, was?
Le policier me dévisage et, au lieu
de venir contre moi, court se réfugier derrière l'arrière de
J'en profite pour bondir prestement
dans
Un carrefour. J’hésite. Je décide de bifurquer.
Ma vitesse est trop grande, je
passe tout droit et percute des piquets à neige. Marche arrière rageuse. Encore
un essai, sans succès car ma manœuvre était trop courte. Alors je descends
sur
Après un tangage dangereux, ma traction avant retrouve sa trajectoire.
Finalement, j'échappe à mes poursuivants en éteignant une troisième fois mes phares à un croisement de routes.
Une soirée vraiment économique en électricité !
Avant que le lecteur m'accompagne au pénitencier de Bochuz, j'aimerais clore le temps de l'enquête par le dernier hold-up attribué à la « Bande à Fasel ».
Il s'agit d'une agression tout à fait originale, commise en hors-bord ! Des hors-la-loi qui mènent en bateau toute la flicaille d'un canton, ce fut une apothéose ignorée par la presse obnubilée par le montant du butin.
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