Communiqué de police N° 2

 

 

11 décembre 1979, « Wanted »

 

Une amie séduisante, m'a donné rendez-vous ce soir, à Neuchâtel, vers les 11 heures à son appartement. Une telle perspective émeut n'importe quel individu de sexe mâle normalement constitué. Il est environ dix-neuf heures trente, je sifflote au volant de « ma » GTI noire. Jeff l'a bichonnée impeccablement. Le moteur ne ronronne pas, il chante. Le chauffage à fond refoule de l'habitacle le froid humide et désagréable du brouillard hivernal qui noie la plaine. Sur le plateau de Diesse, j'émerge enfin de cette soupe blanche. Le ciel noir étoilé m'offre sans transition l'infini sidéral. A chaque fois, je suis émerveillé de ce contraste.

Je traverse le village de Lamboing, un petit creux à l'estomac. Au bord de la route, un bistrot campagnard, Le Cheval Blanc, laisse entrevoir quelques lampes allumées. Au parc, une vieille VW coccinelle marquée de traces de boue me signale au moins un client. C'est ouvert. Je parque ma Golf, l'avant contre la route, précaution devenue instinctive pour partir plus vite, en cas d'urgence.

J'entre discrètement dans le restaurant. Pas grand monde. Un jeune ouvrier, penché sur une table au milieu de la salle, déchiffre studieusement le canard local. Dans un coin, un couple de vieux mange tout en regardant la télévision. Ils mastiquent pensivement. C'est l'heure sacrée du téléjournal, suivi quasi religieusement par la plupart des citoyens suisses.

- Bonsoir…

Mes salutations passent presque inaperçues, couvertes par la voix gutturale du journaliste suisse alémanique. Le jeune me répond tout de même, sans lever la tête. La page des sports l'intéresse probablement davantage que l'arrivée d'une nouvelle tête. Les vieux me jettent un regard plus curieux. Mais je n'arrive pas à savoir si leur bouche me répond. Leurs lèvres bougent sans doute, mais est-ce pour mastiquer, pour me saluer, ou encore pour commenter à voix haute les nouvelles ? Mystère finalement peu important. Je vais m'asseoir dans un coin.

La patronne du bistrot vient vers moi, souriante.

- Bonsoir monsieur, que désirez-vous ?

- Bonsoir madame, j'aimerais manger.

- Mais très volontiers. Voilà la carte.

Je commande une entrecôte aux morilles, avec pommes frites, salade mêlée et un bon verre de rouge. La vie clandestine permet certaines gâteries qui compensent l'angoisse sournoise du combat souterrain. La patronne, une femme dans la cinquantaine, s'en va, visiblement satisfaite.

- Tu pourrais mettre la TV sur la Suisse romande ? lui demande le jeune. J'aimerais voir les nouvelles.

Au passage, la patronne change de canal, puis disparaît dans la cuisine. Comme d'habitude, les images de guerre succèdent à celles de la famine, puis du terrorisme, avec quelques élections « importantes » dans un pays quelconque de la planète sous la dépendance de l'Occident – la Pax americana. Puis quelques résultats sportifs. Ça va bientôt être la météo.

Subitement j'entends Claudette, une des speakerines de la TV romande, annoncer sentencieusement :

- Communiqué de police.

A ces heures, cela surprend. Les vieux, le jeune et moi, tous nous regardons avec attention le petit écran. La patronne survient, l'assiette de salade et le pain dans une main, la carafe de rouge dans l'autre. Elle s'immobilise au milieu de la salle, tournée vers la télévision, très intéressée par le communiqué.

Avec stupéfaction, je vois ma photo à l'écran. Cela fait plutôt une drôle d'impression, désagréablement voluptueuse. Une reconnaissance sociale à l'envers. Sois fleuri ou bani, clament les chanteurs engagés. Je suis désormais officiellement proscrit par ma société que J'ai fini par détester. C'est une sorte de succès, mais terriblement dangereux. Heureusement le cliché est mauvais. Il me donne l'air d'un fou. A côté de ma photo, celles de Jean-Franc et de Kamikaze. La voix de la speakerine égrène niaisement l'information policière.

- Fribourg. Le juge d'instruction de la Sarine, Pierre-Emmanuel Esseiva, annonce que les auteurs du hold-up de Courtepin ont été identifiés. Ils sont connus comme le loup blanc et se trouvent actuellement en Suisse romande. Il s'agit des individus suivants : Jeff (nom fictif), 180 cm. Bloch Daniel, 175 cm. Fasel Jacques, 178 cm. Attention, ces trois hommes sont très dangereux. Ils sont soupçonnés fortement pour une série impressionnante de hold-up et de nombreux cambriolages en Suisse romande. Veuillez communiquer tout renseignement au poste de police le plus proche ou au numéro...

Les vieux me dévisagent, puis regardent les portraits. Le jeune retourne à son journal. La patronne virevolte vers moi et s'exclame à haute voix :

- Ils les ont pas encore attrapés, ceux-là; on les a déjà vus l'année passée !

Et dans le même souffle, en posant l'assiette de salade devant moi, elle me dit avec beaucoup de gentillesse:

- Voilà Monsieur, bon appétit.

La vieille femme se lève et demande le téléphone. Sa démarche m'inquiète. Quelques minutes plus tard, elle revient, mais sans me regarder. Cette situation me rappelle une scène du film de Tanner, Messidor, où deux jeunes filles en cavale mangent dans un restaurant. Elles abattent un pauvre consommateur qu'elles suspectaient à tort de dénonciation. Je ne vais pas flipper comme ces jeunes adolescentes. Mais que faire ? Finir cet excellent souper ou ficher le camp immédiatement. Les hors-la-loi se font pincer soit au lit, soit à table, c'est classique. Je décide de terminer rapidement le repas, mais sans précipitation apparente. Vingt minutes plus tard, je sors du restaurant. Pas de comité d'accueil. Je respire avec joie l'air glacial.

J'appris quelques années après, par un policier, que la femme avait bien téléphoné aux flics. Les appels furent si nombreux qu'ils submergèrent complètement la police. Les agents se virent donc dans l'incapacité de contrôler immédiatement tous les renseignements. Ils vinrent beaucoup plus tard faire un contrôle de routine au Cheval Blanc. Cette patrouille me surprit vers les deux heures du matin, à proximité d'une de mes caches, alors que je revenais de mon rendez-vous galant.

 

 

Course-poursuite dans la nuit

 

Je remonte de ma cache. Dans la pente rocheuse, à l'abri d'une falaise, j'ai enfoui sous les pierres une boîte en plastique contenant des faux papiers, dix mille francs et une arme à feu. Notre groupe d'action avait décidé que chaque membre devait s'occuper individuellement de sa survie et, cette nuit, j'avais ajouté cinq mille francs à ma boite. Vers les deux heures du matin, Je gravissais péniblement les cinquante derniers mètres, les plus vicieux dans cette nuit de brouillard givrant. Lorsque j'atteins la route de La Neuveville, je tombe dans les phares de deux voitures qui viennent contre moi. Pour cacher mon visage, je me retourne et fais semblant de pisser dans le vide.

Une voiture ralentit. Inquiet, je jette un coup d'oeil. Merde, les flics. Ma ruse n'a pas pris.

Une seule solution, la fuite. Je me dirige rapidement vers ma GTI, mais la patrouille s'arrête à ma hauteur. La voiture qui les suit les empêche de s'arrêter complètement, et ses grands phares aveuglent les policiers. J'en profite pour me rapprocher encore de la GTI. La voiture des flics s'immobilise. Un policier sort rapidement et m'interpelle en suisse allemand à cinq mètres de moi. Je fais semblant de ne pas comprendre ce qu'il me dit, et répète, en regardant le policier :

- Was, was? 

Le policier me dévisage et, au lieu de venir contre moi, court se réfugier derrière l'arrière de la Volvo. Je ne comprends pas son geste. Il aurait pu me sauter dessus et m'arrêter le plus facilement du monde.

J'en profite pour bondir prestement dans la GTI. Comme un automate, je mets le contact mais j'oublie de desserrer le frein à main. Le moteur crève aussitôt. La situation devient très critique pour moi. Le policier revient à la hauteur de la portière, pistolet au poing. Enfin je parviens à démarrer en trombe. Malgré le hurlement du moteur, j’entends une succession de claquements secs. C’est le flic qui me tire dessus. Par réflexe, j'éteins immédiatement mes phares et fonce alors à cent à l'heure dans l'obscurité complète. Je roule de mémoire, au juger. Trois cents mètres plus bas je remets tout de même les phares. Il était temps, j'allais me manger un gros sapin.

Un carrefour. J’hésite. Je décide de bifurquer.

Ma vitesse est trop grande, je passe tout droit et percute des piquets à neige. Marche arrière rageuse. Encore un essai, sans succès car ma manœuvre était trop courte. Alors je descends sur La Neuveville. J'imagine échapper à mes poursuivants en allant me cacher sur le chemin le terre d'une carrière. J'éteins à nouveau les phares. Un véhicule passe en trombe. Je sors de mon impasse et me dirige sur Lignières. Mauvaise surprise. Les flics sont encore là. Je me suis trompé de voiture. Il faut employer les grands moyens. Je leur fonce dessus, les grands phares allumés pour les éblouir le plus longtemps possible. Un moment, je pense les percuter de plein fouet, mais il y aurait de la casse pour tout le monde. Incertain. Finalement, je les évite et passe devant eux à plein gaz. Aussitôt ils me prennent en chasse. Dans un virage, je perds partiellement la maîtrise de mon véhicule. Au passage, je fracasse des piquets à neige qui percutent le capot dans un bruit épouvantable. Je suis sûr que je suis foutu. Instinctivement, ma main droite a rétrogradé et mon pied gauche a mis plein gaz. Le levier de vitesse en est plié ! Mais cela m'a sauvé.

Après un tangage dangereux, ma traction avant retrouve sa trajectoire.

Finalement, j'échappe à mes poursuivants en éteignant une troisième fois mes phares à un croisement de routes.

Une soirée vraiment économique en électricité !

 

Avant que le lecteur m'accompagne au pénitencier de Bochuz, j'aimerais clore le temps de l'enquête par le dernier hold-up attribué à la « Bande à Fasel ».

 

Il s'agit d'une agression tout à fait originale, commise en hors-bord ! Des hors-la-loi qui mènent en bateau toute la flicaille d'un canton, ce fut une apothéose ignorée par la presse obnubilée par le montant du butin.

 

 

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