Champ, c'est moi. J'entre véritablement en lice à ce moment de l'histoire. Les policiers, les juges ne seront pas d'accord avec cette version, et ils me colleront dix ans de prison. Nous verrons tout cela plus loin.
Pour le moment, dans quatre jours, je vais commettre mon premier hold-up. Pas facile du tout. C'est comme toutes les premières fois, en amour, en affaire, en...
Depuis plusieurs semaines, je vis très discrètement. Je dois couvrir une grosse connerie d'un ami. Pour éviter tout ennui, je me suis mis au vert. Pendant plusieurs mois encore, je dois éviter un interrogatoire de la police neuchâteloise.
Cette vie semi-clandestine me convient bien. J'ai amené avec moi plusieurs bouquins de sociologie, notamment sur le terrorisme. Je lis toute la journée, installé dans le chalet d'un ami en pleine forêt jurassienne.
Ces temps, je médite sur des textes consacrés à la bande à Baader. Lorsqu'on désire réellement comprendre les problèmes existentiels de ces jeunes Allemands, une analyse superficielle ne suffit pas. Leurs écrits exigent beaucoup de réflexions. Ont-ils raison de combattre ainsi ? Et moi, vais-je rester un spectateur ? Ou ferais-je mieux d'entrer dans la danse ?
Brutalement caricaturées, je livre mes pensées de ce 3 octobre 1978, concentrées dans cet extrait de lecture d'un livre sur Baader. « Le système a réussi dans les métropoles à plonger les masses si profondément dans sa propre merde, qu'elles ont apparemment perdu leur vision d'elles-mêmes en tant qu'opprimées et exploitées; de sorte que pour elles l'auto, une assurance-vie, un contrat d'épargne-logement leur font accepter tous les crimes du système et que, mis à part l'auto, les vacances, la salle de bains, elles ne peuvent rien se représenter et espérer.
Nous concluons à partir de cela que le sujet révolutionnaire est tout un chacun qui se libère de ces contraintes et refuse sa participation aux crimes du système. Que chacun de ceux qui trouvent leur identité politique dans les luttes de libération des peuples du tiers-monde, chacun de ceux qui refusent, qui ne marchent plus, chacun de ceux-là est un sujet révolutionnaire, camarade. »
L'action exige souvent la simplification.
En Suisse, j'étouffe. Pour revivre, j'aspire à devenir un révolutionnaire, capable de me régénérer... et de changer tout ça. Vaste programme. Il serait probablement plus simple de partir. Mais pour où, et pour y faire quoi ? Et s'en aller sans essayer, impossible, c'est trop lâche.
Le téléphone sonne trois fois, puis s'arrête.
Le signal.
Une minute plus tard, nouvelle sonnerie. Je réponds prudemment.
- Allô ?
- Salut, comment ça va?
J'ai reconnu la voix de Ricci. Il semble très fatigué et le moral plutôt bas.
- Je me repose dans un endroit magnifique et très calme. En ce moment, je bouquine beaucoup sur la révolution, sur le terrorisme. Des sujets qui m'intéressent énormément. Enfin, tu me connais...
- Justement. Tu fais toujours beaucoup trop de théories. Et les travaux pratiques, tu t'y mets quand ?
- Je dois t'avouer que je suivrais bien une équipe sur le terrain ! Dis-je, plaisantant seulement à moitié.
- Ecoute, j'ai peut-être une excellente occase. Si ça t'intéresse vraiment, viens demain à Bienne. Je serai au Cristal vers midi. C'est un restaurant pour personnes âgées, très calme, à la rue de Cerlier.
- D'accord, je vais réfléchir. Mais je pense que je viendrai.
Je raccroche le combiné. Cette invitation, je l'attendais finalement depuis longtemps. Après mon emprisonnement à Bellechasse, je suis en pleine indigestion de haine contre les institutions helvétiques et tout ce qui s'y rapporte. Ce coup de téléphone condense plusieurs mois de noirs ruminations. J'ai déjà fait un premier pas en refusant de me présenter à la police de sûreté de Neuchâtel. Je continue en me cachant. Les inspecteurs croyaient me prendre au bout de quelques semaines de cache-cache. Désormais, au lieu de fuir, je vais attaquer. Logique.
Dix heures. Déjà. Je me suis endormi très tard. Cette nuit mon sommeil fut agité. Mais j'ai décidé. Si l'opération de Ricci parait valable, j'y participerai. Je ne peux pas retarder indéfiniment mon entrée dans le combat social.
Je me détends encore une heure, sur la terrasse du chalet.
Au-delà des sapins jurassiens, une vue grandiose sur les Alpes m'entraîne dans
une extase nietzschéenne. Sur les sommets, je me sens disciple de Zarathoustra,
prêt à affronter la lumière et les ténèbres. Vision manichéenne un peu
effrayante pour un esclave en fuite. Mais il en va de l'homme comme de l'arbre,
plus il aspire vers l'altitude et la lumière, plus puissamment ses racines
s'efforcent vers le sol, vers le bas, vers le sombre, vers le profond, - vers
le mal. Seuls certains esprits libérés peuvent comprendre cette dualité
déchirante. Je me sens pris dans un monde qui s'effondre. Longtemps je fus
prisonnier d'idées poussiéreuses, celles de la classe des esclaves. Faire
n'importe quoi plutôt que rien, voilà le credo. Pendant des années, j'avais
honte du moindre moment de désœuvrement. Une méditation un peu longue
provoquait en moi des remords, de l'angoisse. Pourtant dans l'antiquité, le
travail portait tout le poids de la mauvais
conscience. Un homme de noble origine cachait son labeur quand la nécessité le
contraignait à travailler. L'esclave suait, obsédé par le sentiment de faire
quelque chose de méprisable en soi. En Suisse aujourd'hui, les notables
considèrent le travail comme «
J'ai été empoisonné par ce consensus sur le travail. Je me sens affaibli. Terriblement. Pour revivre, je dois briser mon ancienne table des valeurs et en forger une nouvelle, qui soit plus en accord avec les tendances fondamentales de la vie. L'homme ne doit pas être transformé en bête de somme! Je dois impérativement retrouver l'activité créatrice, source de l'évolution humaine. Sinon, je deviendrai une fourmi, et rejoindrai ainsi le troupeau des petits hommes normaux, normés et surtout bornés.
Monstrueux de courage et de curiosité, les entrailles Joyeuses, je me considère homme de l'avenir. Si je dois détruire, c'est uniquement pour reconstruire, afin de contraindre le vouloir des millénaires à s'engager dans de nouvelles voies.
Rien que ça.
Le lecteur peut se scandaliser de mes pensées de l'époque et
de mon ambition mégalomaniaque. Je dois pourtant les lui infliger s'il veut
comprendre comment, moi, jeune homme de famille honorable et étudiant brillant,
je suis devenu un « criminel ». Ce terme, je l'accepte avec joie. Il
fut utilisé pour étiqueter la majorité des prophètes en religion, en
philosophie, en système social. Certains finirent sur la croix, d'autres burent
la ciguë, la plupart agonisèrent par le glaive, la corde, et par mille autres
moyens moins spectaculaires, mais tout aussi efficaces. Meurtres sociaux
abominables approuvés par la foule de tous les temps. Malgré le massacre de ces
martyrs, il renaît toujours des prétendants pour relever le flambeau de
J'en suis encore loin, mais j'y aspire.
Il faut se rendre à l'évidence, la moralité dans l'histoire
du monde n'existe pas. Les changements de courants apportent la violence et la
mort. Les vainqueurs écrivent l'Histoire, énoncent les jugements, détruisent
les vaincus. Finalement, l'Histoire s'avère une succession sans fin de
changements d'hégémonies, fondée sur la décadence de vieilles structures
politiques et la naissance de nouvelles. Dans ces poussées de fièvres que sont
les guerres, les révolutions, les révoltes, le seul crime, c'est de perdre.
Voilà la réalité. Le reste n'est que radotage sentimental. Pour mémoire, les
grandes puissances bourgeoises, comme
Ma démarche, surprenante au premier abord, continue en fait une longue lignée de penseurs, de rebelles et de révolutionnaires: Mes lectures me firent découvrir les Zélotes, ces juifs de Palestine qui déchaînèrent contre les Romains la révolte de 66 à 73 après J.-C. Ils brûlèrent les archives publiques désireux qu'ils étaient de faire disparaître les reçus des prêteurs d'argent et de prévenir le recouvrement des dettes. Ce mouvement de revendication sociale désirait inciter les pauvres à se soulever contre les riches. Bien entendu, les historiens de l'époque doutaient de leur motivation idéaliste et ne voyait en eux que des voleurs, préoccupés de se procurer de l'argent et manipulés de l'extérieur, et cela sous le prétexte idéologique du patriotisme et de la conquête de la liberté.
Je découvris aussi le Vieux de
Mais c'est surtout l'idée d'une alliance entre l'avant-garde révolutionnaire et les criminels qui me fascinait - je rappelle que le Christ et Socrate furent des criminels; s'ils ne volèrent point, c'est sans doute simplement parce que, à leur époque, l'argent n'avait qu'un pouvoir politique très limité.
Vers 1850 environ, l'Allemand Weitling, tailleur de profession, écrivait qu'un voleur qui trouvait la mort en combattant était le martyr d'une cause sacrée. Bakounine développa encore plus radicalement cette idée, en prétendant avec force que le voleur était le seul révolutionnaire sincère, sans phraséologie, sans rhétorique livresque, implacable et infatigable, un révolutionnaire de l'action.
Celui qui veut une révolution véritable, populaire, doit entrer dans ce monde. Je m'apprête à le faire, au milieu du jour, ce mercredi 4 octobre 1978.
J'arrive au Cristal, un restaurant fort bien tenu. Des vieux
y terminent leur vie, mais apparemment pas toujours très bien. Certains ont
déjà le regard vide. D'autres se déplacent avec une grande difficulté. Je me
sens dans l'antichambre de
Ricci m'attend dans un coin. Il écrit consciencieusement quelques renseignements dans des petits classeurs noirs. D'origine modeste, il désire corriger son destin. Il se pique désormais d'élégance, et il y réussit ma foi assez bien. Des rentrées d'argent lui ont permis de s'acheter plusieurs costumes. Avec son attaché-case, il donne l'apparence d'un jeune cadre dynamique. Aux femmes, il se présente comme professeur de philosophie. Cela fait bien.
Il m'aperçoit et me sourit.
- Salut Champ, content que tu sois venu. En forme ?
- Oui, merci. Et toi ?
- Ca va bien ! T'es-tu décidé à faire le pas ?
- Oui, après beaucoup de lectures, de réflexion, je sens que je dois entrer dans l'action et surtout forger mon caractère dans le combat. Je me sens solidaire des guérilleros du Tiers-monde. J'attaque le monstre impérialiste à l'une de ses têtes. C'est l'heure des brasiers. Il faut créer deux, trois, de nombreux Vietnam...
J'ai encore besoin des béquilles de la rationalisation pour agir. Ricci sourit.
- Pour l'heure, je te propose une action plus limitée. L'attaque d'une poste. Qu'en dis-tu ?
- Parfait, c'est un objectif étatique. Voler des particuliers, je suis contre, mais l'Etat, tout à fait d'accord. Combien on est ?
- On sera quatre, un en soutien, trois en attaque. La poste se trouve tout près d'une forêt, sans flics à proximité. C'est donc une opération relativement facile. Si tu y participes, je te renseigne sur l'objectif.
- Si je suis venu, c'est que je suis d'accord. Mais tu connais ma condition. Je n'opère que dans le canton de Neuchâtel.
- Absolument. C'est la poste de
Le coin me semble tranquille. Quand ? Dans un mois ?
Ricci hésite, se frotte le menton.
- Le plus vite possible. Le coup est quasiment préparé. Les deux autres gus vont venir ce soir à Orly. C'est le nom de code d'un studio clandestin te je te ferai visiter tout à l'heure. On va faire une dernière discussion de mise au point. De ceux qui viennent, t'en connais déjà un de Bellechasse, Kamik. Tu te rappelles, c'est un de tes copains objecteurs. Tu le reverras vers les 19 heures.
-Kamik, oui, ça me dit quelque chose. Mais au fait, le plus vite possible, c'est quand ?
Ricci grimace.
- Si possible à la fin de cette semaine, vendredi vers les 15 heures, c'est à ce moment qu'il y aura le plus d'argent.
Je ne m'attendais pas à opérer si vite. Mais dans un sens, c'est mieux.
- Purée, j'aurai pas le temps de m'angoisser. Mais comme je suis chauffeur, c'est vrai, je n'ai pas besoin de préparation.
- Bon, on mange quelque chose, puis je te ferai visiter Orly. Ici, c'est self-service et il n'y a pas d'alcool. En principe, on ne fume pas non plus.
- C'est parfait. Je ne bois, ni ne fume et je préfère me servir moi-même.
Vers les 14 heures, nous quittons le Cristal. Des vieux nous regardent partir avec envie. Envie de notre jeunesse, envie de notre santé et de notre joie de vivre. Dans l'action, les guerriers paraissent toujours heureux. Les jeunes employées, ne comprenant que quelques mots de français, nous font de grands sourires. Deux hommes jeunes, de bonne humeur, cela les change un peu de leur quotidien. Ricci, toujours extrêmement courtois envers les dames, possède le charme du Romand que les Suisses allemandes affectionnent beaucoup. Depuis plusieurs jours, dans ce restaurant, il les fait rêver en leur racontant des histoires souvent pas bien vraies, mais peu importe.
Nous marchons une centaine de mètres, puis Ricci ralentit.
Bon, tu me suis a environ cinquante mètres. On ne rentre jamais à plusieurs dans nos bases, pour ne pas éveiller l'attention des voisins. Tu vois les gros bâtiments, là bas ?
- Ceux en enfilade du peuplier ?
- Exactement. Orly, c'est là. Tu verras, il y a deux entrées. Il faudra prendre celle à côté du kiosque. Ensuite, tu montes des escaliers et tu arrives dans un long couloir très sombre. N'allume pas, c'est plus discret. Tu prends à droite, la troisième porte, juste après celle du local des douches. Je la laisserai entrouverte.
Je m'arrête, me baisse et fait semblant d'attacher les lacets de ma chaussure droite. Ce geste m'est devenu naturel. Depuis tout petit, je n'ai jamais réussi à faire un nœud qui tienne toute une journée.
Ricci a continué son chemin. Je me relève et le file à bonne distance. Me voilà enfin dans l'action, avec ses mesures de sécurité, son danger, son mystère. J'en perçois le monde différemment, ou pire, je ne me sens plus de la même humanité. Je me meus dans une nouvelle dimension. La vie quotidienne se dissout dans l'extraordinaire. On ne pénètre pas dans un appartement clandestin comme à la maison. Ou peut y rencontrer la mort, les flics, la prison, un autre rebelle ou... rien du tout.
Ricci disparaît dans l'entrée. Je ralentis. Une minute plus tard, j'entre. Je monte les escaliers, suis le couloir. J'aperçois un rai de lumière. Je me glisse dans le studio et referme silencieusement la porte derrière moi.
- Il faut toujours fermer à clé, me conseille Ricci.
En plus de la serrure normale, je pousse deux verrous supplémentaires. La porte semble blindée.
Je regarde autour de moi. Je me trouve dans un studio tout à fait ordinaire, avec les stores à moitié baissés. Les gens d'en face ne peuvent pas nous voir. L'ameublement s'avère très pauvre. Deux lits de camp, des sacs de couchage. Sur des cageots peints en noir, un vieux tourne-disque. Dessous, une radio-cassette. Dans un coin, une petite télévision, et une caisse contenant des livres sur l'espionnage, la maffia, les escroqueries et les paradis fiscaux. Deux caisses métalliques servent de petites tables.
Pendant que je détaille la chambre, Ricci chauffe de l'eau et prépare du café dans le minuscule coin cuisine.
- Combien de sucre, Champ ?
- Deux, s'il te plaît.
- Faut s'asseoir pu terre, sur une couverture, m'invite Ricci.
Un cageot retourné fait office de table.
- je m'attendais à plus de mystère pont un lieu clandestin.
- Ouais, on trouve ça dans tes bouquins. Ici, c'est secret simplement puce que les locataires sont inconnus de l'administration étatique, de la police, de l'armée. Bien sûr, il faut ajouter des armes, des cagoules, des gants, des cartes militaires, du matériel de faussaire, des émetteurs-récepteurs et du matériel électronique. Mais on trouve tout ça dans les locaux de la police s'esclaffe Ricci.
- Mais je ne vois rien !
- Tout est rangé dans les deux grosses caisses fermées là au
coin. Il faut toujours se méfier des concierges, des vitriers ou des voisins.
Certains passent leur temps à regarder chez les autres avec des lunettes
d'approche.
Ces précautions me paraissent sages. Ricci continue.
- Les gens ont toujours peur des gangsters et des terroristes. Quel manque de jugement ! Nous sommes bien moins dangereux que les centrales nucléaires et les industries chimiques. Nous vivons très discrètement et n'attaquons jamais les travailleurs pour les détrousser... Au fait, il est 15 heures. On pourrait aller à Neuchâtel vérifier les routes, et essayer quelques itinéraires de fuite.
J'acquiesce.
- On y va avec quelle voiture ?
- J'en ai préparé une. Des cartes de la région et des armes y sont planquées. Les pneus sont remplis d'un produit anti-crevaisons et, pour l'autonomie, il y a de l'essence en réserve dans deux jerricans de cinq litres. Il faut t'habituer à la conduire. Dans deux jours ce sera ton outil de travail.
Ricci agit en vrai professionnel et il ne laisse pas grand chose au hasard. Je sors du studio quelques minutes
avant lui. Rendez-vous dans un petit parc. Une Alfa Sud grise volée, munie de
fausses plaques, s'y trouve. J'enfile mes gants de cuir fin, pas question d'y
laisser mes empreintes. Je m'installe au volant, me penche vers la boîte à
gants et prends les cartes géographiques. Je repère un bon itinéraire. S'il
double la distance, il décuple la sécurité. On passera par Orwin,
Nods, Lignières, les hauts de Saint-Blaise et finalement
Ricci arrive et l'on part aussitôt. Il me fait confiance. Je conduis vite et bien.
Nous retournons à Orly vers les dix-huit heures trente, dans la nuit et le froid. Les deux autres vont arriver dans quelques minutes. Je me réjouis de rencontrer Kamikaze. Je l'ai perdu de vue, mais je me rappelle bien nos discussions à Bellechasse. C'était un pur.
A 19 heures, trois coups discrets sont frappés à la porte. Ricci va ouvrir, un Sig dans la main gauche, dissimulé sous un linge de cuisine. Sans un mot, il laisse entrer rapidement Kamikaze et son compagnon. Il referme doucement la porte et la verrouille.
Ricci me présente.
- Voilà Champ.
Kamik me sourit, sans montrer qu'il me reconnaît. Il se tourne et me présente son ami.
- Voilà Petit Vick.
On se serre la main. Mais ce soir, nous ne sommes pas là pour l'amitié. Notre véritable identité ne doit si possible pas apparaître. Nous nous exerçons au cloisonnement, une des techniques de la clandestinité. Nous sommes quatre, mais les duos persistent pour des questions d'affinité individuelle. Je sens que je travaillerai principalement avec Ricci.
Kamikaze a faim. Il nous prépare du poisson et du thé. Petit Vick préfère la bière, comme moi. Ricci se contente d'eau gazeuse, ses reins sont fragiles. Il s'occupe de la musique, Jean-Michel Jarre, Brel, Lavilliers et Ferré.
Assis en tailleur autour du cageot, nous dégustons les truites au beurre apprêtées par Kamik. Un vrai délice. Tout en mastiquant, Ricci résume la situation.
Avec Champ, on est allé vérifier les chemins qui partent de
la poste de
- Faut pas dire ça, interrompt Kamik. Il n'y a pas de coup facile. On pourrait simuler l'attaque demain. Si tout marche bien, l'opération définitive pourrait avoir lieu vendredi, comme on en a déjà discuté. Petit Vick et moi, nous sonna prêts. Il nous faut simplement trouver une voiture pour le hold-up. On va aller visiter quelques garages cette nuit.
- D'accord. Avec Champ, on dort dans ce studio. Toi et Petit Vick, vous allez dormir à Bonjour - une autre planque. On se retrouve demain matin à 9 heures sur la place de l'hôtel Bellevue, à Macolin. C'est un lieu très discret.
Kamikaze et Petit Vick s'en vont.
Ricci vérifie les armes de poings que nous allons utiliser dans deux jours. De
mon côté, j'étudie soigneusement les cartes au 25 millième de la région
neuchâteloise. Je mémorise tous les chemins forestiers qui partent de
Mais le plus dur reste l'intégration de la nouvelle situation. Dans deux jours, je commets mon premier hold-up,
Minuit. Il faut dormir. Dans ces situations, c'est le plus il difficile. Mon cerveau refuse de s'éteindre tant qu il n'a pas tout résolu. Le passage à l'acte entraîne plus de problèmes que de solutions ! je m'en aperçois.
Ricci semble confiant. Pour lui, c'est presque de la routine. Lorsqu'il astique des armes, il est parfaitement heureux. Il fait jouer leurs mécanismes, et le claquement sec des culasses l'enchante. Il a transformé plusieurs fusils en armes de poing redoutables. L'une des ses fiertés.
Je n'aime guère cet aspect des choses. Le recours à la force me dégoûte plutôt. Un chimpanzé est bien plus fort que moi, mais qu'est-ce que cela prouve ? J'avais été l'ami de la vérité et de l'intelligence, les deux furent bafouées. A Bellechasse, des hommes incultes m'humilièrent. Je ne peux leur pardonner et brûle de prendre ma revanche, de frapper et de vaincre. Il y a des moments où même l'homme intelligent finit par rêver d'être un gangster et de régner sur la société par la seule violence. Moi-même j'en suis attristé, mais toute l'histoire de l'humanité montre que l'intelligence seule ne suffit pas. Il lui faut la force armée.
Neuf heures. Macolin. Parc de l'Hôtel Bellevue. Kamikaze et Petit Vick nous attendent dans une GTI verte, l'air en forme, surtout Kamik qui adore l'action. Nous partons immédiatement sur Neuchâtel.
Vers les 9 heures 40, nous atteignons la pinède. Elle s'accroche dans la pente de Chaumont, trois cents mètres au-dessus de la route principale, entre Saint-Blaise et Enge. A cet endroit, des balles de pistolet trouent un panneau d'interdiction de rouler; un révolté s'est sans doute défoulé ! Le parachutage aura lieu un peu plus haut. Comme repère, un énorme sapin mort, marqué par une balafre géante. Un éclair lui a brisé l'échine aux deux tiers de sa hauteur.
Chacun connaît son rôle; sans le savoir nous sommes des adeptes du taylorisme. Ricci s'occupe de l'aménagement du camp. Kamikaze et Petit Vick vont voler un véhicule destiné spécialement au hold-up. De mon côté je vérifie le parcours de fuite et les variantes de secours. Il me faut aussi trouver un endroit sûr pour abandonner la voiture.
Assis sur le sapin abattu, je vérifie les itinéraires, assailli de mouches agaçantes. Je choisis d'aller sur Berne pour perdre la voiture du hold-up. Le risque de mauvaise rencontre avec une patrouille de police s'annonce à peu près nul. Mais il reste tout de même à visualiser tout cela, la carte n'est pas le territoire, n'est-ce pas ?
Avant d'y aller, je désire vérifier la qualité de la planque. Je me faufile dans la pinède. Une légère odeur de champignons m'invite à les débusquer. Enfant, j'adorais « aller aux champignons » avec mon père. Pour moi cela équivalait presque à une chasse. Dans ma jeune imagination, les bolets devenaient des petits animaux spécialisés dans l'art de se dissimuler.
- Ricci, t'es où ?
Je ne criais pas trop fort. On ne sait jamais qui se trouve dans une forêt. Flics, garde-chasse, fouineurs-délateurs... Rien de bon pour nous.
J'entre plus avant. Je perçois des coups de machette furieux. Ricci s'explique avec de jeunes sapins récalcitrants. Il les abat sans pitié mais des branches mortes et des ronces freinent sournoisement son travail obstiné. Je connais bien Ricci, ces difficultés insignifiantes ne l'arrêteront pas. Dans une heure, le camp sera installé.
Ricci n'a pas entendu mon appel, tout occupé à son travail. Il adore détruire. Véhicules, arbres, femme et lui-même. Il porte en lui la destruction. Je me rappelle sa joie et son identification à Jim Jones, ce cinglé qui obligea les membres de sa secte, en Amérique du Sud, à un suicide collectif. Il « emmena » avec lui plus de 600 adeptes; certains durent boire le poison préparé pour ce rite mortel, sous la menace de mitraillettes. Ricci m'avait raconté que son père empêchait les arbres et les plantes du jardin de pousser correctement.
Lorsque mon père partait en vacances, les plantes gagnaient rapidement une dizaine de centimètres m'avait-il confié un jour.
Lourd héritage.
- Merde, merde, merde.
J'avance. Ricci est couché sous un petit sapin. Il s'est foulé une cheville. Cet incident de dernière minute compromet notre projet d'attaque. Ricci devait conduire l'opération à l'intérieur de la poste. Il faudra peut-être trouver une autre solution.
- J'arrive encore à marcher, mais pour courir, c'est plutôt cuit. C'est con, je venais de finir la préparation du camp.
En effet, un espace de plusieurs mètres carrés est ouvert au cœur de la pinède. Ricci a enchevêtré habilement dans les autres sapins ceux qu'il vient de couper. Avec ce rideau d'arbre, la cachette apparaît idéale. Personne ne se risquera au milieu des ronces et des branches de sapin piquantes.
- Tu as fait un boulot superbe!
Ricci sourit modestement.
- On pourrait aller chronométrer le trajet.
- Volontiers, ça reposera mon pied, accepte Ricci.
Je roule à soixante kilomètres à l'heure sur tout le trajet. Cela me donnera une idée du temps nécessaire pour me mettre en complète sécurité.
- Treize minutes quarante secondes, m'annonce Ricci lorsque je stoppe la voiture dans un petit chemin discret au-dessus de Nods.
Je suis satisfait.
Ici, on est en Suisse allemande. Les policiers bernois ne risquent pas de faire beaucoup de zèle pour un hold-up commis chez les « Welches ». Tu vois le bosquet d'arbres, au fond de cette petite clairière. J'y enfoncerai la voiture du hold-up. Les flics la trouveront quand on sera déjà en France.
Ricci trouve le trajet parfait. Nous retournons à la pinède. Les autres doivent arriver vers les 15 heures. Nous allons faire une simulation du hold-up peu avant 16 heures. De son résultat dépendra la décision d'attaquer vendredi, ou de reporter l'opération au mois suivant.
Je parque l'Alfa Sud près du panneau troué de balles. Il est presque 15 heures.
Dans le rétroviseur, je remarque une voiture qui monte le chemin de terre dam notre direction. Ricci se retourne pour mieux observer ce véhicule en piteux état. Les paysans du coin doivent vraiment être pauvres pour devoir se promener avec ce tas de ferraille. L'aile avant n'a pas de peinture, il manque un phare et le pare-choc.
- C'est pas vrai ! Mais c'est pas vrai ! s'exclame Ricci énervé. C'est pas une voiture de paysan, c'est « notre » voiture ! Regarde ce qu'ils ont réussi à dégotter. Une poubelle !
- Et de couleur verte, je déteste !
La voiture, une Opel, s'arrête à côté de nous. Kamik et petit Vick sortent, plutôt fier de leur prise. Mais Ricci les fait vite déchanter.
- Kamik, qu'est-ce qu'elle a ta voiture, elle est malade ?
- Non, pourquoi ? En montant, ça crachait bien. Le moulin tourne super !
- Mais t'as vu la gueule de son avant ?
- Non.
Kamikaze va à la hauteur de Ricci, et sa physionomie passe de la consternation à la joie enfantine la plus pure. Il éclate de rire.
- Merde alors. Maintenant je comprends pourquoi un jeune mécanicien nous criait « M'sieur, M'sieur, attendez, on a du retard, elle n'est pas prête, elle n'est pu prête ! »
Ricci semble contrarié par la désinvolture de Kamik.
- On va se faire remarquer. Sans phare, sans pares choc, en Suisse, c'est tout de suite la fourrière.
- Mais non. Le phare, on n'en a pu besoin, on attaque de jour. Pour l'aile, avec petit Vick, on ira acheter de la peinture verte et on la peindra. On va pas à un concours d'élégance... Y avait cette occase, et pour le prix qu'on l'a payée, faut pas trop être regardant...
J'interviens pour éviter que la discussion ne s'enlise dans des considérations esthétiques.
- On utilisera cette bagnole uniquement sur des chemins de
forêt, et cinq minutes à peine dans le village de
Petit Vick et Kamik m'approuvent.
Ricci ne semble pas encore convaincu. En connaisseur, il ausculte la bête, tâte les pneus. Un vrai maquignon.
- Donne-moi les clés, je vais l'essayer.
Il descend le chemin, puis emprunte la route cantonale. On l'entend tirer à fond sur le moteur. Au retour, il se déclare satisfait.
- Ouais, ça ira. Il est presque 16 heures. On descend à
Tout se passe très bien. La poste reste quasiment déserte à cette heure, mais beaucoup de gamins courent encore sur les trottoirs.
- Il y a une école tout près, remarque Ricci. Il faut éviter la sortie des enfants car, en cas d'accrochage avec les flics, c'est dangereux pour eux. Je propose qu'on attaque à 15 heures 30.
Acceptation unanime.
- On passe vite à
L'idée me plaît beaucoup. « Bonjour m'sieur dame, des fleurs et du cognac pour vous, la caisse et le coffre pour nous ! » Cela fait surréaliste. Mais Ricci et Petit Vick ont fait trop de prison pour apprécier ce genre de délicatesse. Ricci s'enflamme haineusement:
- Non, non, non ! En taule, les gardiens, les juges,
les flics m'ont infligé des traumatismes bien plus graves, et cela sur des
années. Les postiers, eux, sont secoués pendant deux à trois minutes, pas plus.
J'ai encore jamais vu de postiers se suicider à la
suite d'un hold-up. En revanche, j'ai plusieurs exemples de prisonniers qui se
tuèrent en prison, et même des objecteurs de conscience. Alors, pas de cognac
ni de fleurs. De toute façon,
Avec regret, Kamik et moi renonçons aux mondanités envisagées. Objecteurs, il nous reste peut-être encore trop de sentimentalisme et de politesse.
De
Nous allons souper à l'Hôtel Bellevue du village de Macolin. Ce haut lieu sportif international s'avère discret. Pour me maintenir en forme, je vais parfois courir sur les magnifiques pistes, finlandaises ou autres, aménagées dans la forêt. Un révolutionnaire, comme un footballeur, un boxeur, un athlète se doit de rester en forme physique. Il faut aussi dire que l'on y mange bien... après l'effort, bien entendu !
Le scénario de l'attaque est résumé une dernière fois, les
rôles sont distribués. Ricci ne peut pas marcher correctement. Il conduira la
voiture entre la pinède et
Demain, mon premier hold-up. Aux premières loges. Attaque directe.
Appréhension et jubilation.
Tout se mélange.
Profite, Daniel ! tu ne sais pas de quoi demain sera fait. Dans mon assiette, une entrecôte au poivre vert me prouve que le destin du combattant, tant qu'il gagne, est préférable à celui du travailleur. Un Bordeaux de qualité achève la démonstration.
Devant une si belle table, quelques scrupules retiennent Kamikaze. Se laisse-t-il récupérer ?
- Dire que, dans le Tiers-Monde des millions d'hommes, de femmes et d'enfants crèvent de faim. Pour moi, c'est dur d'apprécier mon repas quand je réfléchis à cette réalité.
Ricci tique :
- Moi, je pense aux cochons qui s'engraissent sur le dos des travailleurs, sur le dos de l'humanité. Je pense aux mercenaires de ces cochons, les flics, les juges, les geôliers qui, eux, bouffent bien pour pouvoir nous mettre ensuite des coups. Alors, vive ma panse !
Les années de gamelle ne s'oublient pas de si vite.
Vers les 21 heures, la décision est confirmée. L'attaque aura lieu demain. Rendez-vous à 14 heures au parc de la pinède d'Enge. Kamikaze s'occupe de l'Opel, moi de l'Alfa.
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