La fin du hold-up de
Le lecteur s'étonnera peut-être de
tels projets dans un pays aussi bien considéré et aussi calme que
A vingt-quatre ans, je ressentais la vie comme une longue maladie. J'en étais dégoûté. Pourquoi ? Ce serait très long à expliquer. A la même époque, un jeune Suisse, sous le pseudonyme de Zorn, a résumé d'une manière définitive cette « Suissitude ». Ce terme allie le suicide, la lassitude, la solitude, des maux typiquement helvétiques, auxquels je succombai en partie, m'en sauvant par la révolte.
Zorn en est mort. Cancer.
En 1977, ce qu'il écrit, je le vis. A moi aussi, on m'a imposé la notion d'un monde idéal. La société suisse est parfaite. Pas de critique, mais consensus, toujours et a tous les niveaux : famille, école, armée, patrie. Et surtout, travailler. La fable « La cigale et la fourmi », il faut l'apprendre par cœur, dans tous les sens. Que le cerveau en soit gravé. Sans les patrons, point de salut. Nous sommes tous dans le même bateau, et il est plein ! sauf pour ceux qui peuvent payer le billet.
En Suisse pourtant, on ne tue pas encore les gens doués, mais on les rend capables de rien, en les gavant des l'enfance de connaissances inutiles. Pendant longtemps, je ne m'en aperçus pas, j'étais beaucoup trop intelligent. Les six dans mon carnet de notes me suffisaient. Les beautés de l'étude m'échappaient complètement. Je bouffais de la connaissance pour en faire une jolie petite crotte qu'un instituteur, puis un professeur, enfin un docteur en sciences sociales quelconques évaluaient, puis lui attribuaient une note. Lorsque c'était une note maximale, j'étais aux anges. Mes parents, mes oncles, parrain, amis de mes parents, tout le monde s'y intéressait. Il y avait même une fête spéciale de fin d'année, les « promotions ». Habillé du dimanche, devant la communauté locale, il s'agissait d'aller chercher son bulletin de fin d'année, sur lequel figurait la moyenne des notes de l'année. Celui qui avait la meilleure moyenne passait en tête, se faisait féliciter par le directeur de l'école, par son instituteur, puis applaudissement de la foule.
« Quelle moyenne tu as ? »
C'était la terrible question, qui partageait l'humanité en deux catégories définitives, les intelligents et les stupides. Naturellement, j'essayais d'être dans les premiers et je réussissais souvent à monter en tête sur le podium. La gloire. Comment dès lors échapper à cette énorme mystification sociale ?
Aujourd'hui mes parents m'apparaissent co-victimes de cette situation faussée, de ce leurre généralisé. Pourtant, il n'est pas possible de désigner clairement des responsables. Des communautés entières s'engouffrent parfois dans des impasses, ou plutôt ratent des virages historiques. Après, il faut revenir en arrière. L'on parle maintenant de supprimer les notes à l'école, de rétablir une certaine convivialité entre les élèves. Mais moi, j'ai été marqué par la concurrence inhumaine de ma scolarité. J'ai le souvenir de parents malheureux des échecs scolaires de leurs enfants. Visite chez le psychologue. Sommes-nous stupides ? Mes gamins sont-ils anormaux ? Si mon enfant ne réussit pas à l'école, que va-t-il devenir ? Ce genre de questions, pendant les neuf années de scolarité obligatoire, puis les hautes études, pour le plaisir des parents, ou par manque d'imagination de l'enfant.
A mon époque, il ne fallait surtout pas aider son copain de classe qui ne trouvait pas la solution à un problème d'écoulement de baignoire, alors que la ménagère avait oublié de refermer le robinet d'eau froide. Pendant douze années, de ma première année primaire à ma dernière année de l'Ecole Supérieure de Commerce, environ huit heures par jour, je fus soumis à ce régime strict de l'égoïsme intellectuel total. Chacun sa table, sa chaise, sa feuille de papier, son crayon, son bulletin de notes. Pas de communications avec l'autre. Ça s'appelait bavarder. Pas d'entraide, ça s'appelait souffler dans les cas bénins, tricher lors des travaux. Alors, répression, directeur, heures d'arrêt.
D'un autre côté, l'on m'enseignait la charité chrétienne. Je devais mettre mes vingt centimes chaque dimanche dans la bouche du petit nègre, cette petite statuette, invention admirable de nos missionnaires, qui baissait la tête humblement à chaque pièce avalée. Cela devait signifier que moi, petit Suisse bien propre, je nourrissais un petit nègre. Un petit noir, un de ces nombreux sous-développés, montrait sa gratitude à un petit blanc hyper-développé. C'était beau, pour vingt centimes !
Entre sept et douze ans, ce genre de contradiction ne passe pas dans l'esprit d'un gamin intelligent. Mais, je n'arrivais pas à prendre conscience de tout cela. Simplement, j'en souffrais.
Les spécialistes de l'usinage des enfants en adultes négligent les cas où l'humain va au-delà du robot. Cette négligence semble consciente. Des déchets, il y en aura toujours. J'en devins un, brillant et chromé, à vingt deux ans. Jusque là, j'étais socialisé au millième de millimètre. Du superbe travail, qualité suisse.
Mais, des profondeurs de mon âme, vint la révolte contre une vie aussi morne et morte. Progressivement, je me libérai d'une tendance humaine fondamentale, celle d'adopter les erreurs collectives : libéralisme et non pas liberté, scientisme et non recherche scientifique, démocratisme et non démocratie, consensus et non pas dialogue, échange, discussion...
Gai savoir. Lorsque tout le monde croit en une chose, c'est déjà une preuve de son contraire.
Peu d'individus le perçoivent, mais l'époque marche vers l'instauration d'une médiocrité et d'une insignifiance mondiales, et planétaires, grande termitière contenant les derniers des hommes. Entrer dans le monde adulte eût signifié pour moi l'acceptation de la bêtise universelle, comprenant de vivre petitement et convenablement.
Il se pourrait que l'augmentation des suicides, des maladies psychosomatiques, des cancers, de la consommation des drogues - haschich, héroïne, alcool, tabac, médicaments, cocaïne... - soit en relation avec la victoire des systèmes médiocratiques, qui dépouillent l'être humain de toute grandeur. Ecorché vif, voilà ma sensation dans ce monde moderne.
Une chose me semblait certaine pour moi: plutôt crever que d'entrer là-dedans.
En 1976, je n'ai pas seulement refusé de continuer l'armée, mais j'ai aussi quitté l'Université à ma demi-licence, et mon travail à mi-temps dans une très importante société d'horlogerie.
Maux de tête, insomnies. J'étais psychologiquement au plus bas. Abandonner l'Uni ou son emploi n'entraîne guère de sanction. Mais laisser tomber l'armée, en Suisse, c'est inconcevable.
La société prend un risque en s'ingérant avec violence dans le développement psychique d'un individu. Je ne demandais qu'à mûrir en paix en rénovant la vieille maison de mon enfance. Réfléchir à ma vie, revoir toutes mes valeurs, retrouver un idéal de vie.
C'est à ce moment-là que des bons pères de famille - grâce au ciel, il n'y a pas encore de juges femmes à l'armée - décidèrent de m'envoyer en prison, le plus légalement du monde, convaincus de l'aspect raisonnable d'une telle décision. Monsieur Bloch est intelligent, mais immature, déclara doctement l'auditeur représentant l'armée. Je demande six mois d'emprisonnement.
Les juges me firent une fleur en me condamnant à cinq mois de Bellechasse. Faire de la prison pour immaturité, je ne l'ai pas encore avalé !
Un fruit mûri en taule devient difficilement digérable pour le reste de la société, surtout que les « jardiniers » sont souvent les derniers des derniers, des rebuts légaux qui vivent grâce à l'existence des déchets illégaux.
En sortant de Bellechasse, début 1977, j'ai la rage. Désormais, je hais la société suisse. Pour survivre, je fais plusieurs menus travaux. Pour un ami, je construis un baraquement. L'hiver, le Plateau suisse vit sous une chape de brouillard, remplacé sporadiquement par la pluie et la neige. Ces conditions climatiques n'améliorent pas mon moral. Puis, pendant trois mois pour un salaire de misère, j'œuvre comme portier de nuit, à l'hôtel Beaulac, magnifiquement situé sur le port de Neuchâtel. Mais la vue est réservée à la clientèle, pas au personnel. J'ai même dû cirer les pompes des clients chics. Une tradition, m'a-t-on assuré. Supportable, car les riches ne se salissent pas souvent les chaussures, et ce n'est pas dans les livres de sociologie que je l'ai appris !
Puis je retourne suivre des cours à l'Université. Mais je n'arrive pas à raccrocher. Je me sens trop mal dans ma peau. J'ai des urgences existentielles qui m'affadissent les plaisirs de l'étude. Alors j'essaie l'abrutissement dans le travail.
Je n'arrive plus à dormir. Médicaments ou Beaulac. Le choix est vite fait. Engraisser les industries pharmaceutiques ou se faire de l'argent de poche. La journée, leçons de tennis et vidéo dans le cadre universitaire. Je filme les moniteurs de sports. Tout le monde y passe. Boxe, judo, équipe de hockey, tennis, équitation.
Vie quotidienne maussade qui attend des lendemains qui chantent. Je rencontre plusieurs anciens détenus de Bellechasse. Ils viennent dormir chez moi, ou même parfois, je leur ouvre une suite qu'un riche hollandais loue à l'année au Beaulac. Mes amis clandestins dorment sur un divan, pour ne pas laisser de traces que la portugaise de service signalerait immédiatement à la direction. Entre esclaves, pas de cadeau !
23 mai 1978, grand changement dans ma vie quotidienne. Jean-Franc, le « poutze » de Bellechasse sort enfin de prison, libéré conditionnellement, après trois années d'enfermement.
Je l'avais revu quelquefois pendant ses congés. A cette occasion, nous rencontrions Le Grand, Christ, Jibbie, Phil, Laffitte, FF, Jeff, toute une faune de contestataires, voire de hors-la-loi.
Ce 23 mai, j'ai aussi vingt-six ans. Pour fêter ces deux événements, j'ai fait préparer une fondue bourguignonne, mes connaissances en cuisine étant nulle. Jean-Franc m'a demandé d'exclure toute présence féminine. La trahison de sa femme lui avait coûté une condamnation de quatre ans et demi de tôle, et désormais il vouait au beau sexe une haine violente, irraisonnée.
Dix-neuf heures. J'entends des coups contre la porte d'entrée. Je descends les escaliers pour accueillir Jean-Franc, mais c'est Elio qui est là.
- Ah, c'est toi ?
- Bonne fête ! me dit-il en m'offrant une bonne bouteille de vin blanc de la région.
- Entre. J'attends quelqu'un. C'est un copain qui sort de prison. Cela pourra t'intéresser.
Elio est coiffeur, mais il ne se résigne pas à rester un employé, à subir la vie de l'esclave moderne, pompeusement rebaptisé « travailleur, employé, collaborateur ». Il aspire à plus. Lorsque nous sommes ensemble, nous ne consacrons guère de paroles aux choses de la vie quotidienne, comme les résultats sportifs, la cylindrée de nos voitures, ou les cancans villageois. Nous philosophons, nous fantasmons un monde meilleur.
D'autres coups résonnent contre la porte. Cette fois, cela doit être Jean-Franc.
Je dévale les escaliers, ouvre la porte. C'est bien lui. Son père vient de le déposer devant ma maison. Malgré la haine qu'il porte à ses « vieux », Jean-Franc recourt toujours à leurs services, dort, mange, laisse ses habits sales à la maison. Fils unique, il ne se libérera peut-être jamais de ses parents. Embrassade fraternelle. Trois mois que l'on ne s'était pas revu. Nous montons dans la cuisine.
Je fais les présentations. Jean-Franc parle de la prison comme un dur qui a tout vu.
- En prison, ou bien on devient une lavette, ou alors on s'endurcit. Je vais me venger, et on parlera de moi, ça je vous l'assure, les garçons ! Maintenant, je connais tous leurs trucs, ceux des flics, ceux des matons. Je ne me ferai plus avoir.
Elio semble impressionné et moi, je ne demande qu'à croire Jean-Franc.
Ces propos n'allaient pas sans bouleverser le musée mythologique personnel que je m'étais constitué à partir du jardin de mon enfance.
Les premiers mois, Jean-Franc doit vivre chez ses parents, au salon. A son âge, après des années d'isolement et de vie solitaire, impossible d'accepter cela. En plus, le service des automobiles lui a refusé la restitution de son permis de conduire, séquestré par les policiers à son arrestation. La rage.
- J'ai payé, et vous m'emmerdez encore ! leur crie-t-il avec colère.
Cette fois, il prend sa décision. Partir le plus vite possible. Il dépose ses papiers au bureau communal de Cressier et annonce au préposé indifférent :
-Je pars !
- Où ? demande le fonctionnaire, plus par habitude que par curiosité.
A l'étranger, exulte Jean-Franc dans ce moment de libération intérieure.
Le fonctionnaire hausse les épaules et glisse dans une enveloppe les divers papiers de ce partant. Un chômeur, en plus mauvais sujet, qui s'en va. Bon débarras. Il reprend sa place au bureau. Les crépitements de sa machine à écrire accompagnent la sortie de Jean-Franc.
Vers la fin de l'été, je vais le chercher en voiture chez ses parents, pour un départ définitif. Départ émouvant. Sa mère pleure. Son père regrette, quoi ? le présent ? le passé ? En tout cas leur incompréhension mutuelle. Jean-Franc disparaît de la région. Il vient quelques jours chez moi, puis va vivre plus discrètement encore dans des lieux semi-clandestins.
Apparemment, je continuais à vivre normalement. Leçons de tennis, vidéo, interviews commerciales pour une maison de Zurich, instituteur remplaçant à Fleurier et, en même temps, je m'adonnais aux activités clandestines, observations d'objectifs, analyse de renseignements sur les postes, les trains, les commissariats. Contacts toujours plus fréquents avec un groupuscule de combattants clandestins suisses.
Au mois d'août, la région commence
à chauffer. Plusieurs quintaux d'explosifs, des centaines de détonateurs sont
volés ans une carrière de
Dès lors, une unité clandestine
d'hommes est désormais armée, et puissamment. Les policiers pensèrent à un
groupe de terroristes allemands de
Il s'agissait en fait d'un groupe autonome suisse qui s'apprêtait à combattre. Christ, Jeff, Laffitte, Kamikase, Phil, Ricci... et bien d'autres agissaient au sein de cette mouvance non structurée. Moi-même, je connaissais leurs activités, mais n'y participais pas encore directement.
Je dois avouer que cette vie aventureuse m'attirait et me semblait infiniment plus intéressante que la quotidienneté dans laquelle je risquais de sombrer. Acteur dans les drames de la planète. Dépassement de l'état de commentateur imbécile des actions des autres.
Je désire partir et me consacrer à l'action. Je veux mettre en pratique le Catéchisme, mais pas celui de l'Eglise, celui de Bakounine.[2] Prêt à faire le sacrifice de ma vie, je commence a rompre avec mon milieu social, ma parenté, mes amis. Mais je n'y arrive pas complètement. Mes liens affectifs sont trop forts. Je me résigne à une solution intermédiaire : aller étudier dans une autre région et venir me ressourcer chez les miens.
J'hésite entre l'Université libre
de Bruxelles ou les cours à Genève.
Finalement, pour des questions pratiques - j'y ai des amis clandestins - je choisis Genève et m'inscris en Faculté de Droit.
Je bois un verre au
« Pendu », un bar-dancing de Delémont. La journée fut très agréable.
Le matin, j'ai fait le cobaye pour les moniteurs et monitrices d'équitation de
l'Université de Neuchâtel. Aujourd'hui, j'ai eu de la chance, je suis tombé sur
une monitrice qui me plait beaucoup. Mon archétype de
Pendant ces jours de solitude, Jean-Franc s'est amusé avec des armes. Puis il a convaincu Elio d'aller les essayer. Elio, fatigué de sa journée de coiffeur, hésite. Il s'est occupé de très nombreux clients et n'est pas en forme. Jean-Franc insiste. Ils montent dans la montagne, au-dessus de Bienne. Jean-Franc gonflent des ballons de différentes couleurs et les disposent à l'orée d'une clairière. Puis il sort des fusils de chasse, dont un fusil à lunette avec silencieux. Un vrai bijou. Deux jours de suite, dans une base clandestine de Bienne, il a fabriqué ce silencieux, rêvant de vengeance : une balle pour... sa femme, son juge, son procureur, le flic qui lui a écrasé les doigts lors d'interrogatoires un peu plus « sérieux », un gardien qui l'a humilié au fond de sa cellule... Pour qui encore ? pour l'humanité entière qui l'ignore, pour son père qui l'a frappé petit, pour sa mère ? Non, pas elle ! Pourquoi pas ? C'est elle qui l'a mis au monde, dans ce merdier de monde qui ne lui a apporté que des souffrances. Trois jours que Jean-Franc a usiné cette pièce avec tous ces fantasmes. Alors les fatigues d'Elio ne comptent pas, ses réticences sont balayées.
Tout occupé à ses idées noires, concentré sur sa cible, Jean-Franc n'a pas entendu le garde-chasse arriver. Pétrifié, il redevient le petit garçon peureux qui tremble devant l'Autorité. Il s'affole. Elio, fatigué, ne réagit pas, l'événement le dépasse. Il est dans sa voiture, avec des armes volées, avec un gangster, il pense à sa réputation. Foutue ! Jean-Franc veut tuer le garde-chasse en tirant à travers le pare-brise. Elio l'en empêche.
Le garde-chasse tremble lui aussi. Des collègues sont morts pour moins que cela. Il a peur, seul contre deux hommes, et jeunes de surcroît.
Mais, fort de son autorité et de ses droits, il exige l'identité des tireurs et les armes. Comme des enfants punis, Jean-Franc donne sagement son nom, celui de ses parents, Elio fait de même. Ils remettent les armes, sans même protester.
Le garde-chasse s'en va avec son
butin. Dans
- Ecoute, Elio, c'est pas grave. Si la police vient t'interroger, tu n'auras qu'à dire que tu ne me connais pas. J'étais un de tes clients au salon de coiffure, et tu donneras un autre nom que « B. ».
- Ça va pas ! hurle Elio enfin réveillé. Au salon, personne ne t'a vu. Ils vont demander à mon patron, à l'autre employé. Comment veux-tu que j'avance cette histoire de client ?
- Ecoute, Elio, fais pas chier ! grogne méchamment Jean-Franc. Une boutonnière à un gars, c'est vite fait !
Une amitié naissante se brise lamentablement. « B. », le Héros s'est montré au-dessous de tout dans une circonstance médiocre. Un garde-chasse l'a complètement décontenancé, lui qui se prétendait capable de faire de grandes choses dangereuses.
Elio qui admirait Jean-Franc ne veut même plus entendre parler de lui. Désormais, il le méprise.
Le soir même ils viennent me voir à Delémont. Je mange avec le groupe d'étudiants. Le garçon de café vient demander si Daniel Bloch se trouve dans la salle. Surpris, je lui dis que c'est moi. Il m'informe que deux hommes m'attendent dans la cour. Je vois Elio et Jean-Franc. La mine sombre, honteux, affolés. Ils m'expliquent leur histoire. Jean-Franc va partir en catastrophe pour Paris. Il me téléphonera à l'une de nos cabines, samedi soir à 20 heures, pour me donner ses nouvelles coordonnées.
Elio retourne au travail. Moi, je continue ma semaine de sports universitaires. Pendant deux jours, je réfléchis. Cette fois, c'est le grand départ.
Jean-Franc a compris l'énormité de son erreur. C'est des années de tôle qui risquent de tomber à nouveau sur lui. D'abord, les dix-huit mois de sursis vont devenir ferme. Puis, les armes volées l'impliquent soit dans un cambriolage soit dans du recel. Comme bien des événements peu clairs se sont passés dans la région, cela fera des mois et des mois d'instruction et, au vu de son casier judiciaire, au moins deux ans de prison supplémentaires. En additionnant, il risque pour ces malheureux tirs en forêt entre trois et quatre ans, et cela après quatre mois de liberté à peine.
La fuite à l'étranger s'impose. Aussi part-il immédiatement pour Paris qu'il connaît déjà un peu.
Le 7 septembre, quatre policiers surgissent dans le salon de coiffure où Elio travaille. Sans cérémonie, ils lui passent les menottes. Son client médusé, du shampooing plein les cheveux, proteste avec véhémence. Embarqué lui-aussi pour contrôle d'identité. Le patron du salon assiste impuissant à cette scène, catastrophé.
Le 9 septembre, ignorant complètement ces événements, je passe au salon dans l'après-midi. Le patron me prend tout de suite à l'écart et m'invite à aller boire un café dans un bistrot un peu plus loin. Il me raconte l'arrestation de son employé, et me demande si je sais ce qui se passe. Je réponds négativement.
A vingt heures, Jean-Franc me téléphone.
- Salut, comment ça va ?
- Pour moi, tout va bien, mais Elio s'est fait cravaté à son travail, quatre flics au moins.
- Oh là là ! Fiche le camp
tout de suite de Suisse me conseille Jean-Franc. Viens à Paris, je me trouve
dans un l'hôtel, tout près de la station de métro «
- Bon, je monte. Mais d'abord je dois régler quelques problèmes.
- Ouais, mais fait gaffe. Les flics sont des marioles. Ils t'attendent peut-être chez toi.
Je fais confiance aux lumières de Jean-Franc. Il a de l'expérience. Il connaît les flics, la justice. Il m'apparaît comme l'antidote du conformisme qui me guette si je choisis la vie commune, somme toute médiocre. L'aventure me tente.
Après ce coup de téléphone, je vais dormir chez Claudia. Une semaine de séparation, nous sommes heureux de nous revoir. Mais je suis soucieux. Le lendemain je passe à la vieille maison pour y déposer mon installation vidéo et souhaiter bonne fête à mon père. Il a cinquante et un ans. J'arrive au carrefour des Flamands - la rue de mon enfance - et j'aperçois une BMW blanche, avec deux hommes à l'intérieur. Ils sont plutôt baraqués, portent des chapeaux.
- Merde, les flics !
Ma vieille Fiat 128 ne pourra pas semer leur voiture. Je fais semblant de m'arrêter devant la vieille maison. La ruse réussit. Les deux hommes ont quitté leur véhicule et marchent vers moi pour m'agrafer. A ce moment là je remets des gaz et fonce. Surpris, les deux flics hésitent à courir après moi ou à retourner en vitesse à leur voiture pour me poursuivre. Au bout des Flamands, je prends un virage très sec. Des vieux, au bord de la route, sont scandalisés par le hurlement de mes pneus qui les a effrayés. En général, le quartier est paisible. J'emprunte un itinéraire très compliqué. Les policiers surpris me perdent dans ce petit village. Ils vont se faire engueuler par leurs supérieurs. Inadmissible, une vieille Fiat de petite cylindrée qui sème une BMW ! Cela faisait trois jours qu'ils m'attendaient. La nuit, une dizaine d'hommes se cachaient dans les lilas des voisins, mitraillettes et chiens en position. Un véritable siège avec comité d'accueil, limité le jour à quelques inspecteurs en civils, embusqués maladroitement.
Je commence ma vie clandestine. Malgré les policiers à mes trousses, je reçois ma correspondance. Une lettre de l'Uni de Genève m'invite à la séance d'immatriculation définitive du lundi 9 au mercredi 18 octobre.
Le 6 octobre, je participe au
hold-up de
Mais j'insiste. Et, le 13 octobre, une semaine après mon hold-up, je me présente à l'Uni de Genève, avec ma carte d'identité, deux cents francs pour l'assurance maladie-accidents, mes originaux des diplômes de fin d'études, ma demi-licence.
Au début de la séance d'inscription, je me sens tout de même mal à l'aise. Je m'attends à ce que les flics me tendent une souricière et surgissent subitement de partout. Mais rien. Je m'inscris tranquillement en faculté de droit. Mon livret est timbré, et je reçois une jolie carte jaune qui certifie mon état d'étudiant des universités suisses.
Malheureusement, la suite des événements m'interdira de suivre les cours. Dommage. Les leçons de droit auraient été de la plus grande importance pour répondre à mes problèmes futurs. Au lieu de devenir magistrat, je devins criminel.
Le mois de novembre se passe en préparation de nouvelles agressions. Jacques s'intéresse à nos activités neuchâteloises et désire participer à certains projets, notamment l'attaque d'un train postal dans le Val de Travers. Un informateur nous avait signalé cet objectif, qui tout de suite m'avait plus. C'était une opération inédite en Suisse, et j'ai toujours apprécié les nouvelles situations.
Ces derniers temps, Jacques travaille sur de petites affaires. Il adore la cambriole, et s'est spécialisé dans les antiquités, meubles, vases, vieux tapis. Pour lui, c'est plus concret que le fric. Mais c'est aussi très dangereux. Je sais qu'il sillonne le canton de Fribourg. Philou fait le contact entre Kamik et moi.
Je téléphone à Philou. Catastrophé, il m'annonce une nouvelle plutôt grave. Kamik s'est fait coincer. Bêtement. Il se rendait à Genève pour y fourguer des tapis d'Orient volés. Il y connaissait des brocanteurs pas trop regardant sur l'origine de la marchandise. En retard, comme d'habitude, il roulait un peu vite, et tombe sur un contrôle radar, près de Romont.
On lui reproche six kilomètres à l'heure de trop. Rien de bien grave. Les flics vaudois le trouvent plutôt sympathique, dans son vieux break Peugeot un peu pourri. Comme ce véhicule est immatriculé en France, ils ne peuvent rien dire concernant les taches de rouille qui trouent les bas de caisses.
- Alors, jeune homme, on est pressé ?
- Oui Monsieur, lui répond Jacques embarrassé, forçant sur la politesse.
Les tapis à l'arrière lui donnent des sueurs froides. Et il a encore laissé traîner des objets bien plus compromettants. Ça sent salement le roussi !
Comme il ne fait pas le malin, le policier devient paternaliste.
- Bien sûr, bien sûr ! Mais il faut tout de même respecter les limitations de vitesse. Vous comprenez, sinon, c'est l'anarchie sur les routes. Bon, cela fera cinquante francs.
Jacques fouille ses poches. Rien. Il regarde dans la boîte à gant. Quelques pièces de monnaie au milieu de cartes géographiques jaunies et trouées.
- Mince, j'ai oublié mon porte-monnaie, Monsieur.
Le policier fronce les sourcils. Pas d'argent sur soi, c'est louche. Le code prévoit le vagabondage.
- Vous pouvez payer en argent français. Voyez, on est arrangeant.
Jacques recommence à farfouiller
partout. Sa seule planche de salut : trouver la minable somme de cinquante
francs. Mais rien. Qu'est-ce qu'il a fait des 10'000 francs du hold-up de
Puis la routine. Empreintes, vérification du matériel. Surprise, dans la voiture, en plus des tapis qui proviennent d'un casse fribourgeois, les flics trouvent deux émetteurs CFF volés à Cornaux, cambriolage attribué à « B. » et à Bloch. Kamik se trouve alors dans une panade des plus graves. Les empreintes de « B. » furent découvertes sur les lieux du hold-up du Jumbo.
Les flics fribourgeois n'en peuvent plus. L'inspecteur Joye jubile. En un mois, il a rassemblé patiemment divers renseignements. Il en a construit un scénario solide. Le 3 janvier 1979, il attaque et lance à Kamik, éberlué.
- Jacques, vous êtes cuit ! Fait comme un rat. Vous avez perdu. On a tout trouvé. Vous avez commis quelques petites erreurs. Soyez bon joueur. Avouez donc que vous étiez au Jumbo avec « B. » et Bloch!
Kamik, abasourdi, perd pied. D'un contrôle radar, le flic conclut à un hold-up. Il est vraiment trop fort. Kamik admet alors sa participation, s'explique vaseusement au sujet des empreintes de « B. ».
Pendant que Jacques médite sur le code de la route et de la nécessité d'avoir cinquante balles sur soi en Suisse, avec d'autres clandestins je continue la préparation de l'attaque du train.
L'arrestation de Jacques me fait prendre conscience de ma situation de fugitif traqué. Au moindre faux pas, je finis entre les griffes des flics.
Jusque là, je ne me résolvais pas à la vie clandestine complète, exigeant la rupture des contacts avec les anciens amis, la famille. J'allais encore à Neuchâtel à la maternité, offrir des fleurs à Frédérique - ma première amie - pour saluer la naissance de son fils. Je me rendais aussi dans les librairies pour y acheter des livres révolutionnaires ou visitais des amis étudiants, pour discuter avec eux de politique et de sociologie. Parfois même je jouais au tennis ou aux échecs, entre Bienne et le Val de Travers!
Je rencontrais Claudia, clandestinement.
Certains soirs, je me promenais en voiture dans le quartier des Flamands. Des nuits de pleine lune, j'allais même m'asseoir dans le jardin de la vieille maison, et admirer les plantes et les arbres que j'avais plantés. Pendant une heure je méditais. Les primitifs pensaient que l'âme des morts revenait sur les lieux de leur vie quotidienne. Je me sentais esprit, capable de voir, mais sans pouvoir intervenir.
De cette drôle de vie, je retiens encore des souvenirs qui me font mal. Dans les phares de ma voiture « empruntée », subitement apparue la silhouette de ma mère, revenant de ses courses, un air de souffrance dans ses traits. Ou mon père, à vélo, et que je ne pouvais même pas saluer, car j'étais accompagné de clandestins.
Mais la perspective des attaques futures et de la création de centres autonomes de combats estompaient ces visions fugitives. Souffrances, oubli, espoir.
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[2] Voir « Le catéchisme du Révolutionnaire ».