Hold-up de la Coudre, 6 octobre 1978

 

 

Jour J. Ma première agression. Alors, s'oublier dans les actes quotidiens. Vers les 11 heures, nous sommes tous à la pinède.

Kamikaze et Petit Vick montent dans la planque les trois sacs de couchages, deux thermos de thé brûlant, des biscottes et de la viande séchée de cheval, des chips, des cornichons et des oignons, même des vitamines C. Si le coup réussi, tout le monde aura faim, et il faudra tenir jusqu'au lendemain soir dans ce camp clandestin.

Peu avant midi, nous partons manger dans un bistrot du plateau de Diesse et, au retour, nous descendons l'Alfa à la Neuveville. Je la laisse dans une rue très tranquille, près des courts de tennis. Les flics n'y passent jamais.

A 15 heures, nous retournons à la pinède. Ricci désire contrôler une dernière fois le chemin forestier qui mène à La Coudre. Il nous laisse cachés dans les petits sapins. Je commence à sentir légèrement mes entrailles. Un début de trac. Je guette le retour de Ricci.

Après vingt minutes d'attente, l'Opel borgne s'arrête dans un crissement de pierraille concassée à la hauteur du sapin foudroyé.

J'annonce le départ à Kamikaze et Petit Vick, allongés dans leur sac de couchage. Kamikaze visse un bouchon en métal clair sur une petite bouteille d'alcool fort; il cache avec regret le flacon sous une couverture et dépose son petit carnet noir, dans lequel il inscrit des poèmes, des recettes de cuisine et des citations politiques. Il y a consigné une dernière pensée. Petit Vick écrase nerveusement sa cigarette; il ne se sent pas très bien.

Rapidement, nous descendons vers la voiture, nos armes et cagoules cachées dans des cornets en plastic de ménagères. On va « aux commissions » mais, au lieu de dépenser de l'argent, on espère en rapporter.

Ricci ouvre les portières, en se penchant de notre côté. Kamikaze et Petit Vick s'engouffrent rapidement à l'arrière. Je me mets à côté du chauffeur.

- Où est la pharmacie ? demande anxieusement Ricci.

- Ici ! je la lui montre et la dépose précieusement dans la boîte à gants. Elle peut nous sauver la vie en cas de coup dur. Ricci en a considérablement amélioré le contenu. Il en connaît un bout en matière de premiers soins; il fut à un moment de sa vie infirmier.

Ricci démarre et va se parquer un peu plus loin, pour ne pas signaler la position de notre campement. Il tire avec brutalité le frein à main.

- Il est 15 heures 25 minutes, annonce-t-il.

Je vérifie mon heure. Kamikaze et Petit Vick font de même. Chacun possède son arme, sa cagoule et ses gants. Les points de ralliement, en cas de décrochage imprévu, sont une dernière fois précisés.

L'opération commence. Démarrage un peu sec de Ricci.

- Doucement !

En tant que copilote, je décide de l'allure, et ce n'est pas le moment de faire l'acrobate. Ricci ralentit aussitôt. Ses gants noirs tiennent fermement le volant. Dans la voiture, le silence. Personne n'a envie de plaisanter. Concentration totale.

Le chemin de forêt, long de quelques kilomètres, me semble interminable. Après de nombreux lacets et une descente vertigineuse, la route goudronnée apparaît enfin avec les premières maisons. L'objectif se trouve à deux cents mètres environ.

- Je fais un premier passage devant la poste, nous avertit Ricci.

S'il n'y pas de policiers visibles, l'opération s'effectue immédiatement. Tendus, nous débouchons au carrefour de La Coudre, en face de l'église. Les feux sont au rouge pour nous. J'observe tout à loisir les abords de la poste et le parc où se placera Ricci.

- Pas mal de monde, remarque Kamikaze inquiet.

Ce point semble le déranger.

- Ouais, mais comme ça vous passerez plus facilement inaperçus, lui rétorque Ricci.

Petit Vick ne dit pas un mot. Le feu passe au vert. Ricci prend alors la route principale, et passe lentement devant la poste. Peu de personnes. Il ralentit sur le parc de la poste, puis oblique vers le jardin.

- Si possible, je prendrai cette place de parc qui est libre.

Ricci, du doigt, nous précise l'endroit. J'acquiesce, son choix me parait excellent.

Nous remontons près du petit pont du funiculaire pour le largage. Ricci stoppe le véhicule devant l'entrée du sentier qui conduit à la poste.

- Je serai sur le parc, normalement à la place qu'on vient de voir. Regardez quand même où Je suis avant de commencer l'attaque. Bonne chance les garçons ! nous lance sourdement Ricci.

Son paternalisme m'agace, mais pas le temps de le lui dire. Je sors rapidement de l'Opel, et me dirige immédiatement vers le sentier qui longe le funiculaire. Mon training, veste jaune et collants noirs, me serre beaucoup. Il ne m'était pas destiné. Les habits trouvés dans les voitures volées nous servent parfois de déguisements dans les hold-up. J'ai l'impression de porter un pyjama d'enfant, et mes mouvements me paraissent gauches.

Kamikaze, dans ses Jeans usés, marche souple comme un chat de gouttière. Ses vieilles savates de gymnastique sont brunes de la terre des forêts et noires de la poussière des villes.

Derrière moi se trouve Petit Vick. Je n'ai jamais eu une grande confiance en lui. Un drogué, emprisonné pour du petit trafic. Il suit à bonne distance, le visage blême.

Le sentier de pierraille crisse sous mes pas. Je débouche sur le parc. Ricci s'y trouve déjà. L'Opel est sagement parquée en deuxième position derrière une camionnette à environ cinquante mètres de la poste. Cette position insolite empêche qu'un automobiliste trop zélé puisse coincer notre véhicule de fuite.

Kamik traverse le jardin, et se mêle à une troupe de gens, massés aux feux rouges. Je le rejoins. Petit Vick arrive aussi. La poste se trouve devant nous, légèrement en travers. Personne n'y entre, c'est bon signe. Le feu passe au vert. La foule des piétons, hommes, femmes, enfants et chiens en laisse, s'écoule sur la route. Deux vagues humaines se rencontrent au milieu de la chaussée, s'interpénètrent dans l'indifférence, puis se séparent à nouveau. Le feu devient rouge.

A dix mètres devant moi, Kamikaze tire la porte vitrée de la poste et entre dans le hall. La postière lève à peine les yeux sur cet ouvrier dépenaillé. Une personne effectue un versement. Encore de l'argent pour nous ! Kamikaze, opportuniste, demande poliment à l'employée:

- La cabine, s'il vous plaît !

Il se dirige vers le téléphone, décroche le récepteur et mime une discussion. D'un geste discret, il me fait signe de ne pas entrer. Je reste dehors, affectant de l'intérêt pour les instructions d'une machine à vendre des timbres-poste. L'homme au guichet, la cinquantaine, sort enfin de l'office postal. Mon ventre se contracte légèrement, c'est le moment fatidique de l'attaque. Plus rien ne va arrêter le déroulement du hold-up. Kamik sort de la cabine, me fait signe de venir. Dans l'entrée, j'enfile hâtivement ma cagoule et mes gants. Kamikaze, énervé, oublie complètement ces actes essentiels en s'approchant du guichet. La caissière, dans la quarantaine, range soigneusement les billets du client précédent et ne l'aperçoit même pas. Le postier, le dos tourné, compulse des dossiers, penché dans son coffre. Une chance pour nous, tout est ouvert, il n'y plus qu'à se servir. Sans gants ni cagoule, Kamikaze traverse comme une fusée le guichet et atterrit à côté de la postière pétrifiée.

- Que personne ne bouge, c'est un hold-up ! débite rapidement Kamikaze.

Cette formule un peu ridicule des films de gangsters fait pourtant son effet. Le couple de postiers médusés n'esquisse plus un seul geste. L'homme a posé ses deux mains sur une table. Debout, le visage penché vers le sol, il baisse prudemment les yeux. Kamikaze pousse des liasses d'argent du coffre dans son sac en plastique. Je m'y mets aussi, cachant mon arme à la caissière suffisamment affolée. En quelques secondes, tout est vidé. Petit Vick surveille le hall et l'entrée d'un éventuel client.

C'est bon ! crie Kamik en se précipitant vers la porte de service. Je sors aussi avec rapidité et, avant de fermer la porte, je lance automatiquement et poliment :

- Au revoir m'sieur dame, et merci !

Ce n'est même pas de l'ironie, mais une longue éducation de politesse. Zorn dirait que j'ai été éduqué à mort ! Petit Vick sort sans problème du côté des clients.

J'hésite à affronter l'intense circulation. Hurlements de pneus. Les voitures s'arrêtent devant moi, comme par enchantement. Les conducteurs freinent brusquement. Une cagoule et une arme terrifient aussi les automobilistes.

Soudain, le feulement sinistre de la sirène d'alarme m'écrase au sol. En traversant la route, j'ai l'impression de flotter, de courir au ralenti. Je franchis la barrière du parc sans rien sentir.

Kamikaze s'engouffre à l'arrière du véhicule. J'arrive vers la portière avant et saute dans la voiture. Ricci commence à rouler et prend au passage Petit Vick à la traîne.

Les gens ne savent plus où porter leur regard. La sirène efface tous les autres bruits de la rue. Les enfants du parc s'arrêtent de jouer au ballon, l'épicier du coin se précipite sur le pas de son magasin, puis court téléphoner à la police.

Trop tard pour les pandores. L'Opel verte file déjà en sûreté dans les rues du haut de La Coudre.

- Merde !

Ricci évite de justesse une voiture. Le conducteur, c'est Steiner, le directeur des sports de l'Uni. Il me reconnaîtrait du premier coup d'œil. Heureusement, j'ai été plus rapide que lui en me baissant brusquement. Ricci lui sourit et de la tête s'excuse de sa manœuvre brusque.

On est bon ! s'exclame Petit Vick, qui voit avec soulagement l'orée de la forêt.

- Tu peux foncer maintenant ! Dis-je à Ricci.

Aussitôt, il accélère fougueusement. Il aime la vitesse. Les suspensions de la voiture en prennent un sacré coup dans les ravines creusées par l'eau. Mon siège grince et cède sous mes quatre-vingts kilos. Les pierres mitraillent rageusement le dessous du châssis dans un bruit étourdissant. Personne ne discute. Ricci hyper-concentré, roule en artiste, contrôle la trajectoire de la voiture par d'habiles dérapages. Cela devient un véritable plaisir, qui estompe jusqu'au hold-up. Je me cale contre la portière, en prévision des trois prochaines minutes de rodéo. Attention au dos, aux coudes, aux genoux !

- En tout cas, si quelqu'un essaie de nous suivre, il aura besoin de ses feux de brouillard ! s'exclame Joyeusement Kamikaze.

Tout le monde éclate de rire. Un nuage de poussière impénétrable nous cache la route et la forêt derrière nous. Le miracle des Hébreux sortant de captivité se reproduit !

- Tu peux ralentir, Ricci. On est tout près.

Ricci s'arrête vers le panneau troué. Kamikaze et Petit Vick courent se mettre à couvert. Ricci quitte l'Alfa. Je lui tends mon sac d'argent, mais conserve une liasse de 10'000 francs, mon arme, mes gants et ma cagoule. On divise immédiatement le fric, en cas de coup dur.

Trente secondes après l'arrivée à la pinède, je me mets au volant, avec la mission d'aller perdre le véhicule le plus loin possible de mes camarades. Dans dix minutes, la dernière phase du hold-up sera terminée. En partant, je lance à Ricci, par la vitre ouverte:

- A demain soir, 19 heures !

- D'accord, comme prévu, me répond Ricci avec le sourire.

Il marche en boitant vers la futaie.

Le hold-up s'est très bien déroulé.

La pinède et Ricci disparaissent dans mon rétroviseur, leur image estompée dans la poussière. Personne sur la route, je peux y aller. Il me reste encore une dizaine de kilomètres à parcourir sur le flanc sud du Chasseral, ma montagne préférée.

Le moteur ronronne doucement. Je me sens un touriste heureux sur cette route que je connais par cœur. Dans un virage, j'admire toujours une magnifique ferme neuchâteloise. J'y vivrais volontiers. Ce sentiment me traverse rarement l'esprit. Je regarde ma montre. Depuis treize minutes je suis un hold-upeur. Ça me fait plutôt drôle. En treize minutes, les flics ont juste eu le temps d'enfiler leur culotte ! et encore, pas toujours à l'endroit.

Restent trois kilomètres.

Je m'engage sur le chemin de la montagne. Après les derniers tournants, j'accélère dans une longue ligne droite asphaltée. Alignés sur le bord de la route, les sapins, comme des soldats au garde-à-vous, saluent figés le combattant victorieux. Pas un ne bouge. Discipline suisse, même pour les arbres. Je ralentis pour ne pas rater la clairière toute proche.

J'arrête la voiture. Tour d'inspection hâtif. Personne dans les environs. Dans quelques secondes tout sera fini. Je repère entre les rochers un passage jusqu'au bosquet d'arbres où je vais dissimuler l'Opel. Pour y arriver, ça va être dur. Je m'attache solidement. Pour une fois, la ceinture de sécurité va servir à quelque chose ! La voiture plein gaz décolle du chemin pour l'espace vert en forte pente. Des chocs épouvantables me secouent durement. Le moteur hurle et siffle. La pierre nue, coupante, racle rageusement le châssis. Malgré le tangage croissant, je vise obstinément en direction du fourré dense. Ses rondeurs feuillues m'inspirent. Brusquement il m'engloutit dans un fracas sinistre. Les grosses branches se referment brusquement dans le silence. Le moteur a calé, pourfendu par un gros rocher caché dans la frondaison. Le carter éventré pisse son liquide brûlant et visqueux. Une forte odeur d'huile empeste le sous-bois. C'est fini. Je quitte le véhicule mort.

Reste la montée au Chasseral. Je me figure gravir l'Olympe, quittant la plaine où grouille la masse laborieuse et ses chiens de garde, les flics fouillant partout. Les sommets purifient. Je retrouve mes racines en altitude, pas dans les marais. Mon arme frappe mon bassin et scande mon ascension sans fatigue. Parfois, je palpe l'argent, ce sang social que les cellules humaines se montrent si avides de posséder. Mes doigts recherchent une explication : ridicule ou suprêmement intelligente, cette invention de l'argent ? je suis toujours étonné lorsqu'on m'échange un livre de trois cents pages contre un petit papier fripé. Papier encré contre papier encre. Attristant qu'un mois de travail se concentre dans une trentaine de petits billets.

Dans mon esprit, le hold-up dépasse le fric. Pour moi, c'est une quête et un défi lancé à la mort. Braquer un postier désarmé n'a aucune grandeur. Lui imposer la peur, l'angoisse, ne serait-ce qu'une minute, est abominable je l'admets, mais avec réserve, car en face des guerres actuelles et ses millions de mutilés et de morts, en face de la famine, en face de la pauvreté pour plus d'un milliard d'humains, qu'est-ce que d'avoir peur pendant une minute ? Mais l'angoissé s'accroche égoïstement à sa peur.

L'exceptionnel dans le hold-up réside dans la révolte ultime de l’homme qui attaque la société. En neutralisant un postier, en lui prenant ses misérables bouts de papiers qu'il défend parfois âprement jusqu'à en mourir – l'inconscient ! - je m'attaque à l'Etat lui-même, et je le blesse. Le tissu social souffre en proportion de la somme de fric qu'il perd. Voilà l'équation. Dans cette perspective, l'agression d'un postier, minable en soi, devient alors saga, épopée ou danse, avec comme partenaire, la mort, et comme spectatrice, la société entière. Le triomphe ou le bannissement, il n'y a plus de milieu.

Aie ! déjà cinq heures moins le quart. L'émission de Jacques Boffort va passer dans quelques minutes. Mon ascension se fait plus rapide. Je ne regarde plus la nature, préoccupé de culture. Je veux atteindre le sommet pour écouter un homme que je respecte beaucoup, Jean Ziegler. Ce sociologue décrié proclame des vérités qui dérangent les riches familles suisses, propriétaires des grandes banques, de l'industrie et encore de beaucoup de choses ignorées. Lorsque Ziegler est venu à Neuchâtel dédicacer « Une Suisse au-dessus de tout soupçon », je me suis précipité à la librairie. C'était la première fois que je rencontrais quelqu'un de connu, moi, le petit intellectuel venu de la campagne. J'ai pu parler avec lui quelques minutes. Et, surprise ! il m'écoutait avec bienveillance. Je lui avais expliqué ma situation d'étudiant en sociologie et mon malaise profond dès que je m'occupais des affaires du monde. La sociologie, j'imagine que c'est un peu comme la médecine. Ça commence par le dégoût. Les entrailles sociales, au début du moins, apparaissent aussi répugnantes que les viscères putréfiés d'un cadavre, l'odeur en moins. Pour faire ce genre d'étude, il faut dépasser la fragilité de l'adolescence, sinon, gare à la casse ! Dans mon entourage, personne ne pouvait s'apercevoir de ma souffrance intérieure.

- Voyez-vous, Monsieur Ziegler, je souffre en étudiant l'organisation du monde, son injustice flagrante et les conséquences dramatiques qui en découlent, pauvreté, faim et mort même pour des enfants innocents. Tout cela est choquant et me rend profondément malheureux. J'aimerais participer à l'amélioration du monde.

Sa dédicace m'avait touché : « A M. Daniel Bloch, collègue, ami, en signe de notre commune conviction, de notre espérance partagée en le pouvoir libérateur de la sociologie appliquée, fraternellement, Jean Ziegler. »

Le lendemain j'avais vingt-quatre ans et tout pour être heureux. Une maison à rénover, de brillantes études à poursuivre. Parents, amis, amies. Tout le monde me trouvait intelligent, sympathique. Je riais beaucoup, c'est vrai, et pourtant j'étais triste à mourir, parce que la vie quotidienne et le rôle de spectateur perpétuel du drame humain, au travers des livres, des journaux et de la télévision, commençait à m'asphyxier.

Aujourd'hui, octobre 1978, j'ai vingt-six ans. Je suis enfin acteur, même si je tiens un mauvais rôle. Il est dix-sept heures. Assis en tailleur au sommet du Chasseral, je vais écouter Ziegler grâce à une petite radio. Ce n'est plus pour me nourrir de culture, en vue d'une petite branlette cérébrale devant un parterre estudiantin, mais pour me fortifier psychiquement en vue du long combat qui m'attend. Les nouvelles ne sont pas encore terminées.

- Hold-up dans le canton de Neuchâtel annonce le commentateur.

Il mentionne ensuite les affamés habituels, quelques millions au Bengladesh, puis les morts habituels, cent cinquante Vietnamiens tués lors des derniers bombardements d'Hanoi. Ces derniers temps, les B-52 américains font des carnages, mais tout le monde s'en fout en Occident, à part quelques étudiants, des gauchistes manipulés bien entendu.[1]

- Le montant du butin s'élève à 56'000 francs précise le journaliste.

Miracle de l'information instantanée. Avant même que les hold-upeurs calculent leur prise, la radio les informe !

Rapide calcul. Sans les frais, cette minute d'opération me rapporte 14'000 francs, c'est-à-dire... presque 250 francs à la seconde !

Impressionnant.

Les millions de gens qui vivent à mes pieds, sous la mer de brouillard, sont déjà avertis de cet événement romand. Demain, ils auront tous oublié. Entre temps, certains rêveront des dizaines de milliers de francs, des vacances possibles, de la voiture qu'on peut acheter. D'autres se seront indignés. Que fait la police ? Nos impôts ! Répression ! Il faudrait tuer tous ces malfaiteurs !

Enfin, j'entends la voix de Ziegler.

- Un enfant sous-alimenté est un spectacle insoutenable pour tout homme... La souffrance d'autrui me fait souffrir. Elle blesse ma propre conscience, la fissure. Elle anéantit en moi ce que j'ai de plus précieux: mon « humanité ».

C'est exactement ce que je ressens. Et pour changer cette réalité, l'étude universitaire ne suffit pas. Il faudra combattre les armes à la main. Je pressens cette terrible réalité. Un monde nouveau renaîtra, avec une conscience planétaire cette fois. Mais auparavant, que de combats, de destructions et de larmes !

Ziegler mentionne ses rencontres avec Che Guevara et Castro, à la Havane, et son désir d'aller combattre dans une guérilla du Tiers-Monde. Mais ces deux grands révolutionnaires lui ont conseillé de rester dans la tête du monstre, c'est-à-dire en Suisse, et d'y combattre avec ses moyens d'intellectuel. Je me sens dans la tête du monstre, et enfin je combats. Je suis désormais un réprouvé social, mais au moins je ne suis plus en contradiction avec moi-même. J'entre dans le mouvement historique des révolutionnaires, je deviens un agent conscient du changement.

L'heure avec Ziegler a passé beaucoup trop vite. Le soleil a disparu depuis longtemps mais, sur les Alpes, accrochés aux sommets lointains, sa traînée rose résiste à la nuit.

Vision admirable qui me fait oublier le froid et les problèmes humains un peu dérisoires dans une telle beauté.

A regret, je quitte mon poste de guet. Il me faut un endroit pour dormir. Les cimes, si favorables à la méditation, ne le sont guère au sommeil. Je descends dans une petite forêt, en contrebas. En face, le Petit Chasseral. Très jeune, j'y venais avec mon père. Un endroit qui m'apparaissait toujours mystérieux. Sous un sapin, je découvre un endroit plaisant. Quelques crottes m'indiquent un animal. Un chevreuil a dormi là. Cela me rassure. Le coin est bon. J'y serai très bien. Entre animaux sauvages, on se comprend et se respecte. Mais comme je suis le premier, ce soir, je squatte le coin. Premier et... le plus fort, ça simplifie la vie. Etre civilisé ou sauvage ne change rien au problème de préséance et de territoire.

Avant de m'endormir, je dévore la viande de cheval séchée, les chips et je bois ma bière. Ricci a bien fait d'insister. Je ne voulais rien prendre et jouer à l'ascète. Il a tout préparé pour moi, même la radio. Les années de prison font comprendre bien des choses. J'écoute encore de la musique, bien au chaud dans mon sac de couchage de l'armée. Mes habits et mes savates dorment avec moi à l'intérieur, pour les avoir chauds au réveil. Un truc que j'ai appris dans les grenadiers. Pas que négatif le gris-vert helvétique !

Excellente nuit. Je me réveille tôt le matin, juste avant le lever du soleil. Il fait très froid et humide. Vivement le soleil. Je remonte à mon piton. J'arrive juste à temps. C'est encore plus beau qu'hier soir. Les sommets s'allument l'un après l'autre, et rosissent dans le bleu de l'infini. Ma palette de mots est trop pauvre pour décrire la beauté du spectacle et l'émotion que je vis.

Lever de soleil. Je repense aussi à mon passage dans une secte religieuse, la Fraternité Blanche Universelle. Tous les matins, nous allions admirer l'apparition de l'astre de vie et capter les courants telluriques et cosmiques. Cela se passait à Fréjus, dans le Sud de la France, tout près de la Méditerranée. Souvenir merveilleux. A dix-huit ans, je voguais dans l'occultisme, la recherche spirituelle, le yoga, la religion, la pureté. La vie moderne me semblait sans profondeur, sans racine. L'homme devenait un simple producteur, un robot sans âme, un travailleur.

J'ai évité l'atelier grâce aux études.

J'ai échappé à l'alcoolisme, au tabagisme, aux drogues grâce aux championnats d'échecs et au tennis. Je ne suis pas tombé dans le dégoût de l'homme grâce à la femme.

Mais je devenais un drôle de produit humain, complètement inutilisable socialement. Je me suis aventuré trop loin dans mes visions d'adolescent. Elles me conduisirent sur cet effrayant promontoire de la pensée d'où l'on aperçoit les ténèbres. Si je n'y étais point allé, je restais dans la vie ordinaire, dans la conscience ordinaire, dans la vertu ordinaire, dans la foi ordinaire, dans le doute ordinaire, dans le monde normal et légal. Pour le repos intérieur, c'est évidemment mieux. Mais les profondes vagues du prodige me sont apparues. J'ai perçu la réalité humaine au-delà de la vision quotidienne. Mais nul ne voit impunément cet océan-là et aujourd'hui encore je m'obstine à cet abîme attirant, à ce sondage de l'inexploré, à cette entrée dans le défendu, à cet effort pour tâter l'impalpable, à ce regard sur l'invisible.

Lever de soleil. Là en-dessous, à quelques kilomètres à vol d'oiseau, le lieu de mon premier amour. Promenades, main dans la main. Incroyable de naïveté, pendant deux ans, du sentiment seulement. C'était beau. J'allais avec Frédérique admirer le soleil se lever au bout du lac de Bienne, au grand dam de son père, qui trouvait cela inconvenant. Qu'est-ce que les voisins vont dire, s'ils aperçoivent cette « petite » fille qui n'a pas encore 16 ans, se promener tôt le matin, avec un adolescent de 18 ans. Premier amour, première grande déception du monde adulte et de sa connerie envers les jeunes, leurs sentiments, leurs rêves. Notre jeunesse fut l'argument pour casser notre amour. « Travaille ! » Quand vous aurez une situation, peut-être que... L'amour, le temps libre, les vacances, la joie de vivre, ce sera pour la retraite. A ce moment là, vous aurez mérité tous les bienfaits de la terre.

Mensonges !

Je n'ai pas eu de chance. J'aurais pu tomber sur un père compréhensif. Celui de Frédérique semblait trop attaché à sa fille, alors, pour se la garder le plus longtemps, saboter ses amours le plus subtilement possible, l'air de rien...

Amour contrarié, début de mes pérégrinations. J'ai ricoché sur le quotidien... Femme, enfant, maison, gazon, chien, chat, travail, hiérarchie, avancement, prime de fin d'année, bagnole, vacances en Italie, puis aux antipodes, impôts... Terminé.

Bonheur ou malheur ? Pas de réponse.

Ouverture d'esprit ? Aventure ! Difficulté, douleur...

Je sens une présence.

Quelque chose bouge à environ deux cents mètres de moi. Fini le voyage dans mes neurones. Je prends mes jumelles. Un homme m'observe. Bizarre. Tout de même pas déjà les flics ? Dans ce cas, je me mettrais à croire à la justice divine ! Non. Il est seul. En général, ils viennent au moins à dix contre un. Alors ils se sentent forts et bombent le torse.

Se sentant découvert, l'autre vient vers moi. Mon arme et mon fric demeurent invisibles. En Suisse, ce sont deux choses qu'il ne faut pas trop montrer, à part le fusil d'assaut de l'armée.

L'homme s'approche de moi. Son air de chasseur m'inspire confiance.

- Bonjour ! me dit-il amicalement.

- Bonjour !

Je suis assis en tailleur sur mon sac de couchage. L'autre inspecte furtivement autour de moi. Pas de mégots de cigarettes, pas de papiers de chocolat ni de chips. Rien. Mes parents m'ont appris à respecter la nature.

- Je suis garde-chasse, et je m'occupe de la réserve du Chasseral. C'est rare de voir des jeunes par ici. Maintenant, c'est la discothèque, les bars enfumés, l'alcool. Vous avez dormi ici ?

Oui, je voulais admirer le lever du soleil.

Je ne peux tout de même pas lui avouer que je viens de commettre un hold-up. D'ailleurs, les affaires humaines, à cette altitude, perdent de leur crédibilité. Histoire de fourmis dans la plaine.

- Ah bon ! C'était incroyablement beau aujourd'hui ! Vous avez vu le rose ? Moi, j'aimerais aller dans le Grand Nord, pour y admirer une aurore boréale. Il paraît que ce sont les mêmes couleurs, mais dans le ciel tout entier. Une apothéose lumineuse !

- Ça me donne envie d'y aller aussi !

- Vous m'êtes sympathique. Si jamais il y a de l'orage, vous connaissez les grottes en-dessous ?

- Non.

Il m'indique alors le lieu et le chemin pour y aller. Du printemps à l'automne, une planque magnifique qui protège des éclairs, de la pluie et des flics.

- Vous avez entendu ?

- Non, rien du tout.

- Avant de vous quitter, je veux vous apprendre à\ écouter quelque chose.

- A écouter quoi ?

- Le bruissement d'ailes d'un oiseau très rare. Tendez l'oreille, voilà, maintenant !

J'ai encore en tête sa musique, mais j'ai oublié le nom de l'oiseau. Si j'étais Comanche, je le nommerais « Caresses de plumes dans la brise matinale ».

Mon garde-chasse me quitte. Il doit faire sa tournée. Dès que l'on a un rôle social à jouer, la liberté fout le camp. Dommage.

Vers les onze heures, je vais à l'hôtel du Chasseral pour y manger. La vue y est exceptionnelle. Une grande terrasse accueille les touristes. Je ne risque pas de rencontrer des habitants de la région. On profite rarement de ses propres richesses.

Je désire aussi lire les articles de presse relatant notre opération d'hier. Je suis satisfait. Un placard annonce notre hold-up. Nous figurons en première et troisième pages. Un succès médiatique. Cependant notre rébellion reste incomprise. Pour l'expliquer, il nous faudra d'autres moyens. Plus tard.

Sur ma terrasse, au soleil, je lis l'article.

 

« ATTAQUE A MAIN ARMEE A LA COUDRE »

Une somme d environ 50.000 francs a été emportée

 

« Rapide coup de main de trois bandits masqués, hier peu avant 16 heures à la petite poste de La Coudre - Neuchâtel 9, tenue par le buraliste Fernand B. et sa femme.

Dix minutes avant l'arrivée du camion blindé de la poste, qui vient charger la recette quotidienne, trois solides gaillards, dont un barbu, font irruption dans le hall public de la poste, laissant en stationnement près du funiculaire avec un complice au volant, la voiture verte portant plaques genevoises GE 75289 sans doute volée.

En deux secondes, menaçant le buraliste et sa femme, ils sont dans leur bureau après avoir passé par les guichets et se font remettre la recette.

Le coup fait sans bavure, ils quittèrent le bureau au pas de course, traversèrent la rue et sans même la toucher, sautèrent par dessus la barrière métallique bordant le jardin de La Coudre. Des athlètes devait nous dire l'épicier P. qui, en entendant la sirène d'alarme de la poste rugir, alerta aussitôt la police.

Les bandits s'engouffrèrent dans la voiture qui prit la direction de Sainte-Hélène, pour mieux semer un éventuel poursuivant.

Daniel M. et Pierre D., qui s'amusaient dans ledit jardin, ont très bien vu les bandits sortir du bureau de poste.

L'un d'eux avait encore sa cagoule sur la tête et tenait en main un revolver. Ils ont passé devant nous et sont entrés dans la voiture où l'on distinguait très bien le conducteur.

Ce devait être une Opel verte, nous a déclaré Daniel Mollard pas du tout impressionné par cet événement.

 

Après Villars-sur-Glâne

 

Ce scénario, dont chaque séquence a l'air minutieusement réglée, ressemble étrangement à celui qui s'est déroulé dans l'après-midi de lundi au centre commercial Jumbo à Villars-sur-Glâne et au cours duquel un des convoyeurs a été tué d'une balle en pleine poitrine.

Ainsi, l'attaque à main armée d'hier eut, heureusement, une tournure moins dramatique mais elle a été menée avec tout autant de célérité que la première et par le même nombre d'individus : trois d'entre eux opèrent tandis que le quatrième attend, non loin, dans une voiture volée (à Villars-sur-Glâne, il s'agissait d'une voiture volée à Yverdon, portant des plaques prises à La Neuveville et cette fois-ci, rappelons-le, d'une voiture avec plaques genevoises)...

Cette voiture, probablement volée dans une carrosserie de Neuchâtel, le jour précédent, vers 14h30, n'a pas de phare gauche, ni pare-chocs, ni calandre ... »

 

En lisant le texte, un détail m'indispose. Cette relation entre La Coudre et Villars-sur-Glâne m'inquiète. Les trois autres ont-ils commis l'agression fribourgeoise ? Cela expliquerait la précipitation de Ricci. Mais je me fais peut-être des idées.

Cela me pose un problème de conscience. Si, à La Coudre, l'attaque avait mal tourné, qu'aurais-je fait ? Étais-je prêt à tirer ?

A la réflexion, oui. Exactement comme le flic est prêt à tirer sur un fuyard pour l'arrêter. Ou comme le soldat qui tue n'importe qui portant un autre uniforme que lui.

Dès qu'on a choisi de combattre, on se confronte au problème de recevoir ou de donner la mort. Se salir les mains devient inévitable. Raison pour laquelle peu d'hommes se risquent à lutter. D'après Nietzsche, c'est renoncer à la grandeur de la vie, que renoncer à la guerre.

J'abandonne l'idée de questionner mes amis sur le Jumbo. Que ce soit eux ou pas ne changerait rien à mon engagement dans le combat. En plus, les règles de la clandestinité ne permettent guère les enquêtes sur les activités des autres compagnons.

Je dois les reprendre ce soir à la pinède, puis tous, nous irons nous réfugier en France. Mais il me reste un après-midi à passer en montagne.

Lire, ou inviter ma compagne pour profiter du beau temps ?

 

 

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 [1] En fait ma mémoire m'a joué un tour temporel. Quelques années plus tard, un gardien m’a rendu attentif au fait que la Guerre du Vietnam était terminée. Mais dans les médias – stratégie de communication de masse oblige – on nous parle toujours au moins d'une guerre... Alors aujourd'hui ce pourrait être l'Afghanistan, l'Irak, etc.