Hold-up I

 

« Le bandit est le seul véritable révolutionnaire, sans belles phrases ni savante rhétorique, incorruptible, infatigable, indomptable; un révolutionnaire populaire et social, apolitique, et ne dépendant d'aucun Etat. »

Bakounine

 

Hold-up du Jumbo, 2 octobre 1978

 

« Attaque à main armée dans un grand magasin de Villars-sur-Glâne, Un convoyeur de fonds a été tue. Le centre commercial Jumbo de Villars-sur-Glâne, aux portes de Fribourg, a été hier le théâtre d'une attaque a main armée, entre 15h05 et 15h10. Trois individus, accompagnés, semble-t-il, d'un quatrième resté au volant d'une voiture, se sont attaqués à des convoyeurs de fonds de l'Union de banques suisses qui venaient d'opérer un transfert à la succursale de l'UBS installée dans le grand magasin. L'un des convoyeurs, Monsieur A. S., 53 ans, de Belfaux, a reçu un coup de feu en pleine poitrine et a succombé sur place. Les bandits ne se seraient emparés que d'une somme de 1'104 francs et de deux livrets d'épargne, contenus dans une serviette que transportait A. S. Un autre convoyeur, dont la serviette contenait une forte somme d'argent, est parvenu à s'enfuir dans le centre commercial. Selon des témoins, un troisième convoyeur aurait reçu un coup de pistolet à gaz au visage. »

Extrait de journal

Supermarché du Jumbo, Fribourg 2 octobre 1978, 14 heures 45 minutes

 

Légèrement en contrebas du supermarché Jumbo, Kamikaze parque sa voiture, avec beaucoup de précaution. Les deux roues de droite montent sur le trottoir de la route cantonale. Kamik se méfie. Deux fois déjà, il a crevé des pneus en faisant un telle manœuvre. Mais aujourd'hui tout se passe bien.

Heureusement.

En face, le moteur au ralenti, un gros camion stationne devant le quai de chargement du magasin « la Cremo ». Le conducteur, assis dans sa cabine, fait sa comptabilité. Apparemment un manuel , a chaque calcul, il relève la tête pour mieux additionner ses chiffres, les yeux dans l'azur. Mais cette fois, son regard s'arrête. Il hésite entre ses feuilles et ce véhicule brun immobilisé au bout de l'arrêt du bus.

- Mais c'est un endroit interdit, marmonne-t-il pensivement.

De son côté, derrière ses lunettes de soleil, Kamik guette avec inquiétude ce prolétaire trop curieux.

- Merde, ce camionneur risque de donner l'alarme s'il remarque quelque chose de louche. En plus, si c'est un fan de la cibie, ça devient chaud chaud ! Il faut que j'improvise un spectacle « propre en ordre ». Thème imposé : « Con moyen en panne au bord de la route ».

Kamikaze sort alors un beau triangle rouge, le déplie en gesticulant maladroitement et le pose délicatement à distance réglementaire. Cet objet réfléchissant suggère une panne banale aux rares passants. A la rigueur, il trompera aussi d'éventuels policiers en patrouille. Ces individus, toujours armés jusqu'aux dents, sont très dangereux.

Alors, avec beaucoup de conviction et la fraîcheur d'un comédien amateur, Kamikaze se penche au-dessus du moteur de sa Toyota Break, la tête sous le capot. Sa main noire de graisse triture le moteur encore chaud, puis reste appuyée sur la carrosserie brune de l'aile avant, pensive. Les quatre clignotants lancent toutes les secondes leurs messages jaunes de détresse. La mise en scène atteint la perfection.

- Sûrement un pneu crevé ou une panne. Encore un de ces automobilistes qui n'entretient pas correctement sa voiture, se commente à haute voix le camionneur, satisfait du ronronnement régulier de son dix tonnes.

Finalement la scène lui semble trop banale, et il se replonge aussitôt dans ses comptes du jour, même pas déçu; l'homme normalisé n'attend plus d'inattendu dans son existence réglée et robotisée.

- Ça marche, un témoin de neutralisé, murmure Kamikaze soulagé.

- Si jamais je rate dans le hold-up, je pourrai toujours me reconvertir dans le théâtre s'esclaffe Kamik tout seul.

Il retourne à la voiture et vérifie quelque chose sur le siège arrière. Personne ne peut apercevoir le riot-gun et la ceinture pleine de cartouches qu'il palpe avec précaution sous une couverture.

- Des balles à sangliers pour les poulets ! Marmonne-t-il en souriant.

Cette métaphore lui plaît beaucoup. Trop doux pour croire sérieusement à l'apparition d'une patrouille de flics sur laquelle il devrait tirer, mais assez déterminé pour s'y préparer tout de même, telle est l'ambivalente personnalité de Jacques. Il ne se trouve pas sur ce trottoir par hasard, ni pour s'amuser. Il doit couvrir la retraite de trois amis combattants, Mimil, Ricci et Jeff, qu'il vient de déposer sur le parking du Jumbo. Ces quatre jeunes hommes, de vingt-cinq à trente ans, s'apprêtent à réaliser leur première attaque de grande envergure contre une succursale bancaire, sans violence. Ils utiliseront des gaz lacrymogènes.

Appuyés contre la paroi d'un local de récupération des bouteilles, Mimil et Ricci attendent discrètement à l'entrée du Jumbo. Les convoyeurs de fonds y laissent habituellement leur voiture. A part les banquiers, personne n'y parque.

Dix mètres plus loin, à l'entrée principale du magasin, Jeff observe avec soin les alentours, un peu crispé; c'est seulement son deuxième hold-up. Tout près de lui, des ouvriers réparent la piste benzine devant le Jumbo. Leur présence et l'odeur soufrée du bitume bouillant qu'ils étalent sur la route l'indisposent un peu. Ce n'était pas prévu au programme. Les hommes avec des outils en mains deviennent facilement hargneux, et une pioche peut devenir un dangereux « Morgenstern » ![1] Pourtant l'angoisse principale de Jeff reste la patrouille de police survenant par hasard. Mais, mis à part les nombreux clients, personne, aucun képi à l'horizon.

Une jeune serveuse nettoie les tables du restaurant, près de l'entrée principale du Jumbo, à portes automatiques. Entre deux coups de torchon, elle jette un coup d'œil furtif sur la silhouette rétro de Jeff. Mais elle n'a pas le temps de s'y attarder, et déjà elle frotte avec obstination une tache de vin récalcitrante. Pour passer davantage inaperçu, Jeff se mêle à des badauds qui s'agglutinent devant une belle Porsche blanche. Sur son toit, un panneau publicitaire vante une marque d'alcool prestigieuse.

- Scandaleux d'amalgamer dans l'esprit des gens une voiture sportive à l'éthylisme, grogne Jeff.

Hold-upeur, mais moraliste !

 

15 heures

- Le transfert d'argent va s'opérer très rapidement, en deux ou trois minutes au maximum, explique doctement Ricci. Il faudra être très vigilant. Je suis déjà venu une fois avec Kamikaze, et je n'ai vu que du feu, rien du tout. Ces convoyeurs 'sont de vrais professionnels, prudents et discrets.

T'as remarqué, en Suisse, l'argent n'est presque jamais visible. On le cache comme une maladie honteuse, ajoute Mimil.

Pour tuer le temps, Jeff ajuste, une fois de plus, son chapeau vert-olive. Il dissimule sous un foulard sombre sa moustache noire touffue. Cette moustache, c'est sa fierté. Ricci insiste toujours pour qu'il la coupe. Pour se « désidentifier », comme il dit dans son jargon scientifique. Pas question de couper ces poils, on est quand même pas à l'armée, ronchonne Jeff, perdu dans ses pensées vindicatives.

En compensation, détail un peu insolite en automne, des lunettes de soleil cachent ses yeux bruns. Un passant se retourne, surpris par cet homme à chapeau et au manteau vert-olive, qui parle tout seul. Mais sa curiosité se trouve rapidement vaincue par le froid. Dans l'air glacial, les gens ne se regardent plus, penchés frileusement en avant, les yeux sur leurs pieds.

Jeff, au fond de ses poches, effleure souvent un pistolet et un spray lacrymogène. Ces gestes furtifs le rassurent.

- T'as vu la coupe de Jeff ! On dirait un gangster de Chicago à la belle époque commente Ricci. Faudra qu'on rediscute. Habillé comme ça, il risque d'attirer l'attention et de tout foutre par terre.

- Remarque, comme camouflage c'est plutôt réussi, moi-même je le reconnais pas. Mais t'as raison, c'est pas très discret, surtout son chapeau « cow-boy » admet Mimil.

- D'après ce que je vois ici autour, le mieux c'est d'être habillé en travailleur, avec des vestes bleues, des jeans et des savates. T'as vu, les gonzesses ne regardent pas les simples employés, même s'ils sont beaux gosses, continue Ricci, toujours à l'affût d'améliorations techniques.

-Tu crois pas que Kamik s'est trompé de jour, ou d'heure ? Il est tellement tête en l'air. J'ai rien contre les anarchistes, mais des fois, c'est le bordel avec eux ! s'inquiète Mimil. J'ai discuté avec lui. Il fait des hold-up pour ouvrir un centre culturel, et soutenir la contre-information. C'est du délire ! Moi, je rêve seulement de foutre le camp d'ici. Grâce a ma part, je partirai avec ma chérie et ses gosses à Ceylan, pour un mois de vacances. Et toi ?

Moi, je vais acheter un beau bateau pour partir sur les océans, le seul endroit où tu es encore un peu libre. En Suisse, tu ne peux plus rien faire. Depuis la maternelle jusqu'à l'armée, on nous transforme en robot obéissant. L'intelligence devient une tare, seule la docilité compte.

Les minutes d'attente deviennent toujours plus longues. Sous le froid terrible, les muscles s'ankylosent sournoisement. Tenir une arme avec sécurité devient progressivement impossible. Ricci souffle dans ses mains nues aux doigts dangereusement engourdis.

- Putain, ce qu'il fait froid, s'exclame Mimil, je vais faire comme toi.

Il veut aussi enlever ses gants, mais trop tard. La Mitshubishi Caravan de couleur gris-argent des convoyeurs se dirige lentement vers l'entrée du supermarché. Ils viennent chercher un demi million d'argent liquide, déposé discrètement sur un coin du comptoir de la succursale bancaire, emballé dans du papier jaune cartonné, habituellement réservé à la viande de boucherie. Deux hommes, la cinquantaine, sortent méfiants. Cependant, tout leur paraît normal. Le conducteur dit encore quelques mots à une femme, restée à l'intérieur du véhicule avec une petite fille.

- On revient dans cinq minutes. On a juste quelques lettres à prendre.

En passant devant Mimil et Ricci, l'un des convoyeurs explique à l'autre :

- Tu comprends, je ne pouvais pas expliquer à ma femme que je faisais un transfert d'argent aujourd'hui. Alors quelle raison lui donner pour refuser de la prendre avec nous ? En plus, c'est la première fois.

Les deux banquiers marchent rapidement vers la succursale en continuant de parler.

- J'ai d'abord refusé, puis finalement j'ai accepté. Bien sûr, le règlement stipule qu'on ne doit prendre personne, même pas sa femme, lors d'un transfert d'argent, mais d'autre part, on ne doit pas dire qu'on fait des transferts ! Alors, comment...

L'autre convoyeur hoche la tête, compréhensif; il connaît bien ce problème. Les deux hommes disparaissent dans le supermarché.

Jeff n'a pas entendu la fin de la phrase, mais il s'en moque complètement. Il jette hâtivement un dernier coup d'œil dans la direction de Kamikaze. S'il y a des flics, il faut immédiatement arrêter l'opération. Un dernier regard circulaire. Personne. Dans deux minutes, l'attaque aura lieu, irrémédiablement.

- Dis donc, Ricci, c'est quoi cette bonne femme dans la voiture des banquiers ? demande Mimil inquiet.

- Je ne sais pas, admet Ricci. De toute façon, on les attaque avant la voiture, alors, ça change rien.

- J'espère pas que c'est une femme flic, nom de Dieu, insiste Mimil. On se ferait flinguer par derrière comme des lapins, et par une femme en plus !

- Non, c'est plutôt une simple ménagère, rassure Ricci, légèrement ébranlé. Regarde, il y a une gamine avec la femme. C'est tout de même pas une stagiaire de douze ans ! Ou alors, dans la police, ils les prennent de plus en plus jeunes, pour faire face à l'augmentation de la criminalité !

Cette fois, Ricci n'a plus aucun doute. Il en rigole, un peu nerveusement cependant.

Le ventre noué, ignorant la présence insolite de la femme, Jeff fait signe à Kamikaze de se tenir prêt à partir rapidement. Attentif, Kamik s'exécute immédiatement. Il va rechercher le triangle de panne, le plie, ferme le capot, puis se met au volant de la voiture, laisse les clignotants en fonction. Il se retourne, soulève la couverture, prend le riot-gun. D'un coup sec, il fait un mouvement de culasse. Une grosse balle de chasse grise - une brennecke meurtrière - glisse dans le canon. Le moteur de la Toyota tourne au ralentit. La retraite semble assurée.

En quelques minutes, les deux banquiers, cachés à l'intérieur de la succursale, bourrent leur serviette d'argent. Dehors, l'attente devient intolérable. Jeff s'accroche mentalement au scénario de l'attaque, se le répète comme une formule magique, égrenant dans sa poche les balles de son revolver. Chacun son moulin à prière ! Mimil et Ricci, dissimulés dans le local aux bouteilles vides, crispés sur leur lacrymogènes, sont prêts à faire pleurer leurs banquiers.

 

15 beures 06 minutes

Le premier convoyeur sort de la succursale. Jeff l'aperçoit, fait signe aux deux autres et se planque derrière la Porsche blanche. Les deux convoyeurs se suivent et passent rapidement devant lui, à quelques mètres. Derrière, en couverture, le grand banquier surveille le déplacement de ses collègues.

Jeff leur emboîte discrètement le pas, le spray déjà dans sa main gauche. Le piège se referme. Ricci et Mimil surgissent brusquement, brandissant armes et spray.

- Maman, pourquoi ces deux hommes giclent du brouillard contre papa et lui courent après, s'exclame dans la voiture la fillette du convoyeur.

La femme du convoyeur n'en croit pas ses yeux. Elle voit son mari courir dans tous les sens, sa main couvrant le visage pour se protéger des gaz. Sans réfléchir, elle sort, saisit un bidon vide et veut aller frapper les agresseurs. Puis soudain, devant les armes, elle prend peur, court se réfugier dans la voiture, verrouille les portes et implore sa fillette de ne pas bouger.

Un peu plus loin, le directeur de la banque, médusé, crie à l'adresse de ses collègues:

- C'est une farce !

Mais déjà Jeff est dans son dos.

- Les mains en l'air, bouge pas, on veut l'argent !

Surpris, il obtempère immédiatement. Avant qu'il n'esquisse le moindre geste, Jeff l'asperge de son spray, visant le nez et les yeux. Complètement aveuglé, l'homme heurte le stand de loterie. Les mains docilement accrochées au ciel, il suit à la lettre les consignes de ne pas résister.

De leur côté, Ricci et Mimil ratent complètement leur attaque. Ils courent après les porteurs de serviette. La place du Jumbo se transforme en cour de récréation, avec de grands gamins se poursuivant dans tous les sens, jouant aux gendarmes et aux voleurs. Mimil hurle à son convoyeur:

- Arrête-toi, donne-moi ta serviette, nom de Dieu !

L'autre ne veut toujours rien savoir. Il essaye même de donner des coups à son petit agresseur nerveux.

Ricci ne connaît pas plus de succès. Son convoyeur prétend en larmoyant :

- Ma serviette est attachée, elle est attachée, regardez, je peux pas vous la donner !

Pour se justifier, il montre désespérément un bout de chaîne qui relie son poignet à la serviette bourrée de fric.

Avec rage, Ricci insiste et gicle de plus belle du gaz lacrymogène en pleine figure du convoyeur récalcitrant.

Tout à coup, un coup de feu éclate, se répercute sur toutes les façades, donne l'impression d'une salve, puis s'étouffe dans l'affolement général. Le banquier, surpris, porte les mains à ses oreilles et se recroqueville légèrement. Jeff, les oreilles douloureuses, n'entend plus rien. Seuls ses yeux enregistrent encore la scène horrible qui achève lamentablement cette attaque.

Mimil vient de tirer à bout portant sur son convoyeur. La balle, une 7,65 vicieuse, a frappé l'homme dans le bras gauche, puis a continué dans le thorax son œuvre mortelle. Une tache de sang s'épanouit sur sa chemise blanche. L'homme, frappé à mort, abandonne alors sa serviette. Il s'affaisse lentement, tombe à genou, résiste, râle un peu, puis finit par s'écrouler dans le local des bouteilles vides.

Ricci ne se rend pas compte du drame et poursuit toujours son convoyeur terrorisé par le coup de feu. Pour l'immobiliser, il essaie de lui tendre des croche-pied, que l'autre esquive, en sautant comme une gazelle affolée. La scène en devient tragiquement risible. Finalement, le convoyeur se réfugie dans le magasin, haletant:

- Ils m'ont pas eu ! Ils m'ont pas eu ! scande-t-il halluciné par la peur.

Puis, revenant à lui, il se précipite vers la porte de la banque, hurlant à l'adresse du caissier surpris :

- On est attaqué ! Alarme ! Alarme !

Ricci vaincu, les bras ballants, abandonne le combat. Une pensée le domine maintenant. Fuir. Fuir à tout prix. Mais il a peur du banquier qu'il suppose armé. Courbé en deux, il court a travers des buissons vers la Toyota. Tout à coup, inexplicablement, il s'arrête sur le terre-plein bordant le trottoir.

- Merde, j'ai perdu quelque chose, bafouille-t-il blême.

Jeff se joint à lui et cherche aussi l'objet. Sans succès. Ricci commence a paniquer. Il vient de commettre une connerie monumentale.

Mimil, déjà dans la voiture, se cramponne à la serviette qu'il croit bourrée de fric. Kamikaze s'impatiente. Les flics alertés commencent a converger vers le Jumbo. La course-poursuite est lancée et le piège se referme. Il faut déguerpir, tout de suite.

- Hé, vous venez ou quoi ! crie-t-il énervé aux deux retardataires.

Ricci abandonne à regret ses recherches. Jeff couvre sa fuite, puis s'engouffre en dernier dans la voiture. Il s'accroupit à l'avant. Le siège manque, pour faciliter les mouvements à l'intérieur du véhicule.

Kamikaze démarre dans un sifflement de pneu et fonce vers Cormanon, utilisant ce détour pour induire en erreur les témoins et éviter les routes principales. Ses connaissances de la région s'avèrent parfaites.

Dans la voiture, un silence de mort domine le crépitement des pierres qui frappent rageusement le châssis. Au bout d'un moment, n'y tenant plus malgré les cahots de l'itinéraire campagnard, Jeff lance brusquement à Mimil :

- Pourquoi t'as tiré sur le type ?

- Je lui ai pas tiré dessus. J'ai visé à côté pour lui faire peur, pour qu'il lâche sa serviette, répond Mimil sur la défensive.

Ricci, toujours docte et prétentieux, avait averti qu'il descendrait celui qui flinguerait sans raison dans une opération. Mais aujourd'hui il reste silencieux, traumatisé par sa propre connerie. Il sait qu'il a perdu son spray lacrymogène.

- C'est pas vrai ! J'ai vu une tache de sang, vers le cœur du gars, insiste Jeff en colère.

Non, non! J'ai visé au-dessus de lui, renchérit Mimil.

- On verra ça dans les journaux demain matin conclut Jeff. Bon, moi J'ai fait mon boulot, j'ai neutralisé mon banquier. Où est l'argent ?

Mimil ouvre sa serviette. Elle est vide ! Tout au fond, deux livrets d'épargne, et quelques billets de 100 francs. Jeff se tourne vers Ricci :

- Elle est où ta serviette ?

- J'ai pas pu la prendre au convoyeur. La serviette était attachée à son poignet. Cette putain de chaîne n'était pas prévue au programme ! Kamik, ton copain qui nous a filé le tuyau aurait au moins pu nous avertir, se défend Ricci.

- Tu nous avais dit que tu étais un spécialiste du hold-up, Ricci. Donc c'était un problème que tu devais résoudre toi-même. Arrêté par une chaînette, le grand Ricci, merde alors c'est pas vrai ! s'emporte Jeff.

Devant le butin dérisoire, il propose, de tout laisser, même l'argent. Ses compagnons acquiescent, le regard douloureux. Tout est abandonné dans la voiture.

Kamikaze n'en peut plus, il déteste la violence. Que va dire son informateur ? Pas de fric et, en prime, un homme sérieusement blessé.

- Les flingues, on les avait pris seulement pour se défendre, qu'est-ce que vous avez foutu, nom de Dieu de nom de Dieu. C'est le bordel complet !

Il n'en revient pas. Cette tournure des événements, complètement inattendue, le désarçonne. Dans la forêt du Petit-Belmont, sur le territoire de la commune de Lèchelles, il ralentit. La planque se trouve là, au cœur des bois. Il décharge ses trois camarades, puis va perdre la voiture quelques kilomètres plus loin, dans une autre forêt. Un vélo, loué à la gare de Fribourg sous le faux nom de Patrick Dufeuil, l'attend, caché dans un fourré. Après trois quarts d'heure de cyclisme, il atteint une grange dans laquelle il passera la nuit. Le lendemain, avec un autre véhicule, il ira rechercher ses camarades.

Les trois autres se sont retirés dans une pinède. De jeunes sapins ont été coupés pour aménagé un camp secret au milieu des arbres. Une petite radio portative diffuse en sourdine de la musique. Aux informations de 18 heures, un journaliste annonce qu'un convoyeur de fonds a été tué lors d'un hold-up à Fribourg.

La nouvelle sidère Ricci. Blême de rage, il envisage d'abattre Mimil sur le champ, se prenant pour le boss sans reproche. Jeff s'y oppose fermement. Ce n'est pas le moment de s'entretuer.

- Toi, t'as aussi complètement loupé l'opération. T'as perdu quelque chose, t'as même pas réussi à prendre la serviette. Alors tu te la coinces! rétorque méchamment Jeff.

Mimil, terrorisé, se tient à l'écart, détruit. Il est devenu un meurtrier. Depuis ce jour-là, il n'a jamais récupéré sa joie de vivre. Il finit d'ailleurs par se pendre en prison, environ une année plus tard, par une froide nuit d'hiver.

Par désespoir, non par culpabilité.

Dans le même temps, les policiers, après avoir cerné le Jumbo, procèdent à l'examen des lieux. Ils découvrent à l'extrémité sud-ouest du terre-plein bordant le trottoir de la route cantonale, un atomiseur de gaz lacrymogène vide. Ils ne trouvèrent aucun élément supplémentaire, et les témoignages des gens se révélèrent complètement inutilisables.

Dans la forêt personne ne parle. L'échec est trop net, trop terrible. Les trois jeunes gens sont écrasés par ce coup du destin : tuer un homme et rater un demi million. Pas de vacances à Ceylan, pas de bateau, pas de centre culturel. Devenir des fugitifs, poursuivis avec une hargne tenace par toutes les polices suisses, voilà leur futur. Le sang a coulé, pour rien ! Cela, personne ne le pardonne, même pas les hold-upeurs.

 

Mardi, 3 octobre 1978

La journée paraît longue à Mimil et Ricci. Jeff, lui, bouquine tranquillement sous un sapin, emmitouflé chaudement dans son sac de couchage militaire. Une gourde de thé chaud et quelques biscuits secs lui suffisent, pourvu qu'il puisse lire.

Mimil fume nerveusement une cigarette après l'autre, affalé dans un coin du campement de fortune, encore sous le choc de son meurtre, le teint blafard. Ricci le regarde parfois avec haine. La connerie de Mimil cache les siennes, au moins à ses propres yeux. Les échecs, il les met toujours sur le dos des autres.

Personne ne mange. La défaite coupe l'appétit.

Dans l'après-midi, après discussion, il est décidé que Mimil se débarrasse de son arme. Elle est désormais beaucoup trop dangereuse. Son possesseur risque plusieurs tabassées et, s'il n'a pas d'alibi pour ce 2 octobre 1978, il écopera entre quinze et vingt ans de prison. Il vaut donc mieux qu'elle repose discrètement à l'ombre d'un sapin. Pendant une heure, entre les racines tenaces, Mimil creuse la tombe de son arme. Soigneusement emballée, il la dépose au fond de la fosse. En quelques minutes, tout est recouvert, tassé et dissimulé par des bois morts.

Après cet ensevelissement, Mimil se réfugie dans son sac de couchage, épuisé. Il ne trouve pas le sommeil.

- A quelle heure est le rendez-vous ? demande Ricci excédé par cette journée d'immobilité forcée au milieu d'une forêt qu'il juge hostile.

Jeff quitte à regret son bouquin, regarde rapidement sa montre :

- Dans une heure environ, à 19 heures exactement.

- Bon, je commence à nettoyer le camp.

Ricci enroule son sac de couchage, jette les restes de repas dans un gros plastic, puis range la radio et d'autres objets dans un sac en cuir noir.

Jeff s'éloigne du camp et va guetter l'arrivée de Kamikaze. Il viendra dans une GTI verte, les quatre clignotants en marche.

Vers les 19 heures, un bruit de moteur sourd dérange des corbeaux déjà endormis.

C'est lui, soupire Jeff, rassuré.

Il allume aussitôt sa lampe de poche, branchée sur la couleur verte, et esquisse des cercles dans la nuit.

- Ouf, ils sont encore là, s'exclame Kamik. Les flics ne les ont pas repérés.

Il continue sa route sur environ un kilomètre, puis revient et finalement s'arrête, phares et moteur coupés. Le silence et la nuit s'accouplent brusquement.

- Tout va bien pour vous ? demande anxieusement Kamik.

- On n'a vu personne. Tu connais la nouvelle...

- Putain si je la connais ! Sur les routes, il y a encore des barrages de flics un peu partout. Ils ont la rage. Le type du Jumbo est mort. On est dans une sacrée merde.

Tu penses qu'on peut aller à Genève ou à Bienne sans risque ?

- Ouais, mais il faut attendre 10 heures ce soir. C'est le moment où en principe les flics lèvent le camp. Mais je ne peux rien assurer. J'ai été manger dans un bistrot et j'ai entendu les prolos commenter notre attaque. Ils veulent bien que des mecs tapent les banques, mais pas qu'ils tuent des travailleurs. Tu te rends compte, le type qui est mort aurait pu être mon père. « S.», qu'il s'appelait. Il avait 53 ans, déplore rageusement Kamikaze.

- Je suis d'accord avec toi, mais maintenant que faire ? Hier soir, Ricci voulait exécuter Mimil. J'étais contre.

- Il est devenu fou ou quoi ? Bon, on va les rejoindre pour discuter.

Après avoir péniblement progressé dix bonnes minutes dans les ronces et les jeunes sapins, Jeff et Kamikaze atteignent le camp. Les sacs de couchage alignés laissent la place nette. Ricci et Mimil accueillent Kamikase avec soulagement. Lui non plus ne s'est pas fait prendre. Heureusement, sinon la fuite devenait problématique.

- On est prêt à partir, annonce Ricci en se levant.

- Il faudra attendre encore quelques heures. Les flics font toujours des contrôles, avertît Kamikase.

Ricci fait la moue. Cette attente ne lui plaît guère.

- Puisqu'on a trois heures devant nous, on pourrait faire l'analyse de notre échec d'hier. Il y a pas mal de chose à revoir propose Jeff, toujours prompt à saisir une bonne occasion.

Mimil et Ricci n'apparaissent pas très enthousiasmés pu cette perspectIve. Ils préféreraient oublier au plus vite ce maudit 2 octobre. Mais Jeff ne leur laisse pas le choix.

- Les bons points sont le trajet de fuite et le camp clandestin. Le parachutage en forêt me semble une excellente solution. En revanche, l'argent n'a pu été pris, la serviette bourrée de fric a échappé à Ricci. En plus, il a perdu quelque chose. C'était quoi au fait ?

Jeff se tourne vers Ricci, interrogateur.

- C'était mon spray, répond Ricci embarrassé. Pour la serviette, je n'ai pas pu la prendre à cause d'une chaînette. Celui qui nous a donné le tuyau devait nous avertir.

- La prochaine fois, il faudra mieux observer et prévoir de toute façon la chaînette admet Kamikase. Mais je pige pas pourquoi Mimil a tiré ?

- J'ai pas senti le coup partir, explique piteusement Mimil. Le convoyeur me frappait avec sa serviette. Je me suis crispé, puis j'ai entendu la détonation. J'ai cru que Jeff tirait sur le banquier.

- J'ai toujours insisté pour que les armes soient assurées, grogne Jeff. Voilà le résultat quand on ne suit pas les instructions. Inadmissible, De plus, Ricci a enlevé ses gants. C'est complètement interdit. Ça sert à quoi de faire des discussions, si on ne suit pas les consignes que le groupe a dégagées...

- Ton habillement n'était pas très bon, Jeff, coupe Ricci il faudrait aussi revoir ce point...

Le groupe évite d'analyser plus loin l'opération du Jumbo. Les esprits sont trop échauffés et cela risque de mal tourner. Il faut éviter les conflits internes. C'était un coup raté. Point final. Personne n'est satisfait mais le combat continue, et un succès effacera tout.

Un nouveau coup est projeté. Jeff connaît une poste, facile à faire, dans le canton de Neuchâtel, La Coudre. Mais il ne peut y participer. Il est trop connu dans cette région.

Pour le remplacer, Ricci propose Champ.

- C'est un garçon super-capable ! Un vrai champion. Je pense qu'il va accepter, il est mûr pour l'action.

Mimil, exclu de ce hold-up, retourne chez sa compagne, à Genève. En route, il inventera une histoire pour expliquer que Ceylan n'est pas pour ce mois. Kamikaze pense le remplacer par Petit Vick, un jeune Français qu'il a connu lorsqu'il fuyait la Suisse à cause de l'armée. Ils ont déjà travaillé ensemble.

Jeff va en France, pour y louer des appartements clandestins et préparer la retraite.

Ricci rentre à Bienne. Un studio très sûr lui sert de planque. Dans la nuit, il téléphone à Champ pour lui donner un rendez-vous « d'affaire ». Tout l'été il a essayé de le convaincre de dépasser sa révolte intellectuelle et de passer enfin aux actes. Champ vit déjà semi-clandestinement.

 

 

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[1] Arme utilisée par les Suisses pour libérer leur pays, vers 1291. Il s'agit d'un gourdin muni de clou.