Hold-up III : Courtepin

 

 

 

Extraits de journaux :

 

Quatre gentlemen-cambrioleurs « prélèvent » 360'000 francs dans une banque fribourgeoise, une semaine après son inauguration.

Trois, voire quatre individus ont dévalisé, dans la nuit de jeudi à vendredi, la succursale de la Banque de l'Etat de Fribourg à Courtepin. Les malfaiteurs ont commencé leur opération jeudi soir à 21 h. et ont pris la fuite le lendemain matin vers 7 h. 30, en emportant un butin évalué à 360'000 francs.

 

 

Canton de Fribourg, Courtepin, jeudi soir, 6 décembre 1979, 20 heures

 

Au volant d'une puissante BMW, Kamikaze roule lentement dans les rues de Courtepin, petite localité bien tranquille du canton de Fribourg. Cette voiture luxueuse le gène un peu. Ses préférences vont plutôt vers les véhicules prolétaires. Jeff, confortablement installé sur le siège avant, avait dû auparavant le convaincre qu'une voiture puissante était une nécessité tactique et non une tendance à un embourgeoisement suspect.

- En tous cas, les gars, je n'accepterai jamais de faire un hold-up en Mercedes, parce que là, ça irait trop loin ! ronchonne encore Kamik.

Lorsqu'il est mécontent, Kamik fronce le nez et frotte nerveusement sa moustache broussailleuse. Disproportionnée, elle semble fausse.

Le village paraît complètement désert.

Il n'y aura pas beaucoup de témoins, ce soir ! s'exclame joyeusement Jeff, avec une pointe de cynisme dans la voix.

- Ils sont tous collés derrière leur télé. Avec les médics, le tabac et l'alcool, c'est le même abrutissement. Les meilleurs esclaves sont élevés en Suisse, je l'ai compris le 21 mars 1976, explique rageusement Laffitte.

- Qu'est-ce qui s'est passé en 1976, interroge perplexe Jeff ?

- Les Suisses ont réussi l'exploit de refuser la participation,[1] et lors d'une autre votation, la diminution du temps de travail ! Aucun autre peuple n'a jamais fait cela. Des esclaves qui votent pour rester esclaves et travailler plus ! Du jamais vu. Depuis ce jour-là, je n'ai plus mis les pieds dans un bureau de vote et je suis devenu un révolté, définitivement. Maintenant, à ceux qui demandent ma nationalité je réponds : « Je suis suisse, mais je me soigne ! »

Kamikaze semble hésiter. Il ralentit devant un bâtiment moderne de quatre étages, tout près d'une ligne de chemin de fer.

- Voilà l'objectif, les gars. Cette succursale a été inaugurée la semaine dernière. Un des grands pontes de la Banque de l'Etat de Fribourg, venu spécialement pour son inauguration, a déclaré avec orgueil au personnel émerveillé : « Elle est inviolable. » Ils ont sûrement installé des systèmes d'alarme sophistiqués. Comme complication supplémentaire, la secrétaire habite dans l'immeuble. Si elle nous voit entrer avec « A. » dans la banque, l'opération est fichue.

- Ouais, ça va pas être du gâteau, murmure Jeff en esquissant une moue dubitative.

Laffitte plus confiant veut rassurer tout le monde, et peut-être lui en premier :

- Même si on rate le coup, la retraite est assurée. Les flics dans le coin semblent une denrée plutôt rare.

- Mon informateur m'a fait espérer environ deux millions de francs dans les coffres. Merde, ça vaut quand même le coup d'essayer, insistes Kamikaze.

- Moi aussi, j'ai envie d'en découdre avec cette banque. J'ai travaillé dans l'usine d'à côté, à la Micarna, une énorme boucherie à poulets. J'étais prisonnier-travailleur. Lors d'une audience, le directeur de Bellechasse eut un jour le culot de me prétendre que j'étais libre pendant la journée de travail, et prisonnier seulement le soir. Pour le dirlo, le sentiment de liberté que j'étais sensé avoir pendant la journée devait compenser mon amertume devant mon salaire de misère. Pour un travail dur, dégueulasse, baignant dans le sang des poulets toute la journée, je ne recevais que 300 frs par mois. « Nourri logé » me précisait sérieusement le directeur, derrière ses fortes lunettes de myope. De l'esclavage au plus bas niveau, à l'avantage financier du pénitencier fribourgeois. Alors aujourd'hui, pour leur piquer du fric, je ferais n'importe quoi.

Jeff, pourtant, n'aime pas tellement le coin. Ses pressentiments sont négatifs. Il attache beaucoup d'importance à ses « visions » et se vante de posséder un sixième sens qui l'avertit des dangers imminents. Laffitte et Kamik n'en tiennent plus compte; Jeff s'est trompé trop souvent déjà. Kamik annonce doucement :

- Maintenant, on va monter à la villa des « A. » Vous verrez, le quartier est tranquille. Je vais simplement passer devant la maison, pour vérifier que tout est normal. Observez tous les détails, les fenêtres des voisins, et surtout il faut qu'il n'y ait personne dehors.

La lourde BMW entame en douceur les quelques virages de la route qui grimpe entre de vieilles fermes, puis ralentit devant une nouvelle bâtisse, celle des banquiers.

- C'est pas mal, cette petite villa, s'exclame Laffitte.

Sans être luxueuse, la maison des « A. » semble confortable, avec une jolie vue sur le village. Pour nos trois attaquants, elle a l'avantage d'être construite un peu à l'écart, et des ombres complices permettent une approche de nuit idéale.

- Tout est ok, admet Jeff, rassuré par le calme de cette zone résidentielle.

- Bon, pour ne pas attirer l'attention des gens du coin, on retourne dans le petit quartier prolétaire, vers les immeubles a quatre cents mètres d'ici, rappelle Laffitte.

Dans un parc tranquille, les trois jeunes gens mettent au point les derniers détails. L'heure des montres est soigneusement vérifiée; en cas de décrochage, la zone et l'heure de récupération sont spécifiées une ultime fois.

Un clocher voisin sonne huit heures. Dans le léger brouillard qui se lève, deux ombres se glissent hors de la BMW. Les visages restent invisibles dans le noir total. Un éventuel témoin de la scène resterait complètement frustré, le plafonnier de l'automobile n'a pas donné sa lumière habituelle; une astuce de Laffitte. Après avoir fermé silencieusement les portières, Kamik et Jeff progressent prudemment à travers les champs humides, en direction de la villa. Deux fenêtres laissent faiblement filtrer une douce lumière du salon des banquiers.

De la voiture, avec des lunettes d'approche puissantes, Laffitte essaie de suivre la progression discrète de ses deux camarades. Subitement ils surgissent sous un réverbère, en pleine lumière, traversent la route rapidement, et disparaissent à nouveau. La furtive silhouette de Kamik, complètement dépenaillée, amuse Laffitte.

- Incroyable. Il distribue des milliers de francs à d'autres personnes, mais il n'est pas fichu de s'acheter des jeans. En plein hiver, il marche pieds nus dans ses savates. Pour s'endurcir, qu'il m'a dit.

Juste derrière lui, Jeff n'est pas content.

- Tu aurais quand même pu mettre des habits plus corrects !

- Merde, on va pas à une soirée mondaine ! rétorque ironiquement Kamikaze.

- Non, d'accord, mais t'es habillé comme un clochard. Regarde, tes jeans sont troués et t'as même pas mis de chaussettes. Ça peut nous faire repérer. Tu vois un peu notre gueule d'être pris pour des voleurs de poules et d'avoir les poulets à nos trousses ! insiste Jeff, plaisantant à moitié.

Mais la proximité de l'objectif les fait tous deux taire. Comme un chat, Kamik pénètre furtivement dans le jardin des « A. » et se cache au milieu de gros choux. De cette position, il surveille les fenêtres des maisons voisines. De son côté Jeff cherche un moyen de pénétrer en douceur dans la maison et inspecte les regards vitrés des caves, une à une, avec attention.

Une centaine de mètres en contrebas, Laffitte roule lentement dans le village, pour repérer une éventuelle patrouille de police. Installé discrètement dans la boîte à gants de la voiture, un scanner ausculte les ondes radio. Le volume du son poussé presque au maximum, il crépite soudainement. L'indicatif de la police fribourgeoise résonne dans l'habitacle silencieux de la BMW. Laffitte se crispe, car ses ennemis s'apprêtent à lancer dans la nuit un signal. Une alarme ? Terriblement proche, une voix d'homme chuinte :

- Sarine 1, la porte s'il vous plaît !

Laffitte se détend, il connaît la signification de cet appel. Une patrouille de flics anonymes rentre à sa base. Ces guetteurs des sociétés modernes n'ont rien à signaler. Pour eux, une nuit de plus passée sans histoire. De longues veillées d'écoute au scanner ont permis à Laffitte de découvrir, avec beaucoup d'étonnement et d'intérêt l'univers des cibistes, inconnu de l'homme normal, qui la nuit dort pour être en forme le lendemain et servir avec zèle son patron adoré.

Un étrange monde, ces ondes radios qui zèbrent l'azur noir de leurs messages modulés, parfois grotesquement naïfs, parfois dangereux. Amoureux, solitaires, flics, gangsters, camionneurs, taxis, ambulances, tous jettent dans le ciel, poubelle divine, leurs cris et chuchotements infiniment divers. L'espace sidéral a perdu son silence virginal, envahi surtout de voix d'hommes bégayant leur vie.

- Laffitte, à toi !

Surpris dans ses pensées, Laffitte ne reconnaît pas immédiatement la voix de Jeff, qui jaillit nasillarde de l'émetteur-récepteur. Ses doigts, empêtrés dans de gros gants de cuir, cherchent maladroitement à dégager le micro de l'appareil.

- Laffitte, à toi... Laffitte à toi, continue d'égrener obstinément le récepteur.

Finalement, Laffitte peut répondre :

- Compris, je te reçois cinq sur cinq, Jeff à toi !

Ah bon, j'ai cru qu'on t'avait paumé. On a trouvé ce qu'on cherchait. Viens le plus vite possible.

- Compris. Je serai au contact dans quatre minutes, terminé !

Laffitte retourne à proximité de la villa des banquiers, parque soigneusement la BMW sur une petite route écartée, et rejoint rapidement ses deux camarades.

- Psiit ! siffle doucement Kamik, caché derrière un sapin nain.

Laffitte se dirige vers lui, et s'accroupit. Jeff les rejoint.

- Bon, on a trouvé la fenêtre de la buanderie partiellement ouverte. On pourra assez facilement la décrocher de ses gonds. La banquière fait la lessive. Le bruit de sa machine à laver couvrira notre intrusion. Pendant que nous serons dans la cave, Laffitte, tu surveilles bien les environs. Si jamais la femme essaie de s'échapper de la maison, tu la refoules immédiatement à l'intérieur.

Laffitte acquiesce.

- Il semble que le mari ne soit pas là. Le garage est vide, précise encore Kamikaze. Il faudra nous avertir par radio, s'il arrive entre temps.

Jeff ajoute encore :

- Il faut aussi se gaffer de la maison d'en face, surtout la fenêtre avec la lumière, là au coin. Tout à l'heure j'ai vu un rideau bouger. Ils vont sûrement aller au lit, et peut-être entrouvrir une fenêtre pour aérer leur chambre, alors attention à nos bruits.

Laffitte s'accroupit à côté du sapin nain et scrute attentivement les environs. Ses deux compagnons s'approchent en silence de la maison et se baissent dans la pénombre. Jeff commence à décrocher la fenêtre de la buanderie, puis se glisse dans les locaux du sous-sol. Dans une forte odeur de lessive, la machine à laver commence bruyamment l'essorage. Kamikaze pénètre à son tour dans la maison et suit Jeff, déjà en haut des escaliers de la cave, prêt à bondir dans l'appartement. Il ouvre doucement la porte qui donne dans le salon et entre prudemment. Personne.

- Tic... tic tic... tic...

Le bruit d'un couple-ongle lui parvient de la chambre d'en face. Quelqu'un s'y trouve. Sans un bruit Kamikaze rejoint Jeff. Par signes, ils se préparent à l'assaut.

Sans visage, deux grandes ombres noires, pistolets au poing, braquent une frêle jeune femme en peignoir, assise sur le bord de sa baignoire, dans sa salle de bain. Relevant la tète, surprise, elle s'exclame aussitôt, le coupe-ongle toujours en main :

- Oh ! Quelle bêtise vous faites, la banque est fermée !

Les deux ombres redeviennent hommes, gênés par leurs armes pointées contre la femme. Pour masquer son trouble, Jeff la tutoie et lui demande durement :

- Où est ton mari ?

- Mais... il s'entraîne au football, à Bulle, vous ne le saviez pas ?

Sans répondre, Jeff se retourne et crie à Kamikaze qui inspecte les chambres de la maison :

- T'entends, Kamik, notre banquier est footballeur. Il rentre quand, Madame ?

- Vers minuit.

- Bon, on va l'attendre.

Jeff s'installe alors dans le salon. Pour éviter de salir la moquette, il a pris soin de vérifier la propreté de ses chaussures, avant d'entrer dans le séjour confortable des époux « A. » Ce point avait fait l'objet de discussion dans le groupe. Limiter au maximum les désagréments aux gens qui subissaient les agressions. Sous aucun prétexte, leur nuire, financièrement ou autrement.

- Mais je vous ai déjà dit que la banque est fermée. Même mon mari ne peut pas l'ouvrir pendant la nuit ! Ecoutez, vous repartez, et moi je ne dirai rien. Comme cela, votre bêtise sera oubliée.

- Ecoute, Madame « A. » On n'est pas venu ici pour s'amuser. Alors, on attend gentiment ton mari, et on discutera avec lui. Si tu comprends cela, tout ira bien et si tu nous promets de ne pas essayer de t'enfuir, on ne t'attache pas.

Madame « A. » acquiesce. Ces bandits ne lui semblent finalement pas très méchants. Ils ne crient pas, ne l'insultent pas, et la respectent. Presque des gentlemen. Cet inattendu brise la quotidienneté d'une soirée d'hiver.

Dehors, le froid engourdit Laffitte. Plus de vingt minutes qu'il attend, seul dans le noir. Aucun bruit dans la maison.

- Allô, Jeff, tu me reçois ? A toi !

- Cinq sur cinq. On est dedans, tout va bien. On attend. Le mari rentre vers minuit. A toi.

- Autour, rien à signaler. Terminé.

Kamikaze, fouillant partout, vient de découvrir une présence supplémentaire dans la maison. Il entre dans le salon sur la pointe des pieds.

- Eh Jeff, il ne faut pas faire trop de bruit. Un petit bébé dort dans la chambre d'à côté.

Madame « A. », assise dans un fauteuil, prend peur.

- Vous n'allez pas lui faire de mal, au moins ?

Cette remarque énerve Jeff. Il aime les enfants. Sans cet amour, qui équilibre son mépris définitif du monde adulte, il se serait probablement déjà suicidé. En prison, il avait d'ailleurs massacré un violeur d'enfants.

- Non, mais tu crois quoi ! Parce qu'on prend du fric à l'Etat, on devient forcément des monstres. On vous fait gober n'importe quoi dans ces putains de journaux et à la TV.

- Excusez-moi, mais j'ai surtout peur pour mon gosse, se reprend désolée madame « A. »

Kamikaze lui donne raison.

- T'énerve pas, Jeff. Faut comprendre cette dame. On débarque chez elle, sans prévenir. Il y a de quoi perturber une honnête citoyenne, surtout si elle est mère. D'ailleurs, madame, j'ai été étonné de votre calme, quand on vous a attaquée, tout à l'heure. En général, les gens paniquent complètement, mais pas vous.

- Vous savez, je crois en Dieu, alors je ne crains pas grand-chose pour moi-même.

- Quoi, vous êtes chrétienne ? s'insurge Jeff, athée et admirateur de Camus.

Les croyants qui s'abîment dans leur dieu, Jeff les déteste. Pour lui la foi est tout juste une béquille.

- Pour moi, madame, le christianisme est un scandale. Son Dieu exige le sacrifice de mon intelligence. Le destin est une affaire d'homme, qui doit être réglée entre des hommes. Il ne faut pas mêler Dieu dans nos histoires.

Kamikaze trouve cela trop philosophique.

- Jeff, t'es professeur de philosophie, ma parole ! Pour moi, c'est beaucoup plus simple, ni dieu, ni maître, tout dans l'acte spontané, la propagande par le fait. Je suis un anarchiste !

Madame « A. » prend goût à la discussion.

- Tout cela, c'est bien théorique. Je suis curieuse de savoir pourquoi vous faites des hold-up, alors que les honnêtes gens travaillent.

- Vous savez, j'ai aussi travaillé dans ma vie. Je me suis fait exploiter par des patrons. En plus, graduellement, j'ai remarqué que les Suisses vivaient au crochet du Tiers-Monde. Pour moi, la bonne ménagère qui va acheter à très bas prix au super marché du coin des ananas, des noix de coco, des bananes volés aux travailleurs des pays exotiques, m'apparaît coupable de recel et elle est aussi blâmable que le minable cambrioleur qui vole les vieux et les gens faibles. Les vendeurs d'armes, comme Bührle et compagnie, les officiers qui apprennent à tuer à des dizaines de milliers de jeunes à chaque école de recrue sont des assassins eux aussi. Alors, avec d'autres, j'essaie de faire changer ces choses qui me dégoûtent. Ce sont nos gouvernements qui musèlent l'évolution humaine. J'attaque donc tout ce qui est pouvoir, ou qui soutient le pouvoir, dont par exemple la Banque de l'Etat de Fribourg...

- Oui, mais moi là-dedans, je n'y suis pour rien conteste Madame « A. »

- Si justement, vous aussi, vous êtes concernée. A cause de la propagande pernicieuse du Pouvoir, des églises, des journaux, de la télé, vous n'êtes même plus consciente que notre production et notre consommation de bons Suisses sont partiellement utilisées pour semer l'injustice et le bordel dans le monde, et que progressivement, les hommes sont transformés en robots. Vous ne contestez pas le système, donc vous le soutenez.

- Je dois avouer que je ne vous comprends pas bien. Comment puis-je être responsable de la faim dans le Tiers-Monde, des guerres, moi, dans mon petit village du canton de Fribourg.

Sceptique, elle se tourne vers Jeff :

- Vous êtes aussi un anarchiste ?

- Non, moi je suis un homme absurde. Je prétends être ma propre fin. Je ne crois plus en des causes extérieures à moi, pas plus à l'anarchie qu'au christianisme.

- Donc, vous n'êtes pas d'accord avec votre compagnon sur la signification de vos actes, interroge finaude Madame « A. »

Kamikaze s'échauffe.

- C'est vrai, on n'est pas toujours d'accord. Cela n'est pas important, la haine de l'Etat nous rassemble. Nous avons été enfermés dans la même prison et...

- Kamik, donne pas trop de détails sur nous. C'est nous qui devons poser les questions, pas elle, interrompt rudement Jeff.

- Vous savez, dit madame « A. », je ne sais pas qui vous êtes et je réprouve vos actions, mais d'une certaine manière je vous aime...

- Votre amour de chrétienne ne m'intéresse pas, coupe Jeff. Mais si vous nous aimez, comme vous dites, vous pouvez alors nous offrir du café. Dehors, nos copains ont plutôt froid.

- Bien volontiers, répond aimablement madame « A. », complètement rassurée par la tournure des événements.

Décidément, ses « invités » sont de drôles de gaillards. Pendant qu'elle prépare le café, Jeff et Kamikaze continuent leur discussion au salon, oubliant la jeune femme affairée devant sa cuisinière. Dans le jardin, Laffitte, surpris par la lumière qui l'éclaire brusquement de la fenêtre de la cuisine, change promptement de place.

- Jeff, à toi !

- Je te reçois, à toi !

- C'est quoi la lumière qui s'est allumée ?

- Ah oui ! T’inquiète pas, notre hôtesse prépare du café. Je vais t'en apporter dès qu'il est fait.

- Ah bon ! Excellente idée. J'ai aussi faim. Le froid me creuse l'estomac. J'veux pas abuser, mais puisqu'on y est, si tu peux accompagner le café avec une fine et des sandwichs, ce serait pas de refus.

- D'accord, je vais transmettre ton désir à madame. Terminé.

- Terminé.

Cinq minutes plus tard, Jeff apporte deux gros sandwichs et deux tasses fumantes de café fort et chaud. Laffitte demande, intrigué :

- Pourquoi deux tasses ?

- On a fait croire à la femme du banquier que dehors vous étiez deux. Astuce psychologique. Ça devrait lui enlever toute idée de jouer à l'héroïne. Son mari doit venir vers minuit, encore une heure d'attente. Il y a un ennui. D'après la femme, un système de sécurité bloque la porte du coffre-fort jusqu'à demain matin.

- Pas grave, on attend simplement. De toute façon, quand « A. » rentrera, il faudra exiger de lui le maximum de renseignements, précise Laffitte.

- Bon, je rentre, j'ai pas envie de laisser Kamik trop longtemps seul avec la femme. Il est très bavard avec elle. Il lui explique l'anarchie, qu'il adore faire la cuisine. Tout d'un coup qu'il lui prête son arme ! Mais ça t'emmerde pas trop de rester seul dehors ? demande Jeff.

- Tu sais, quand je pense aux deux millions de francs qui nous attendent, je ne sens même plus le froid. Pour moi, on a déjà quasiment réussi, tout est resté calme dans les parages, et on contrôle bien la situation. Ah oui, j'oubliais. Baissez les stores de la cuisine et tirez les rideaux des autres chambres. Fermez toutes les fenêtres. On ne doit ni vous voir ni vous entendre de l'extérieur. Des ombres en cagoule dans une maison, c'est plutôt louche.

- T'as raison, j'ai pas fait attention à ce détail. Bon, dès que tu vois une voiture se diriger vers la maison, c'est notre banquier. Il joue en ce moment au football à Bulle sans se rendre compte de ce qui l'attend à la maison. En principe, il rentre vers minuit. C'est un sportif, il faut se méfier. Ses réflexes sont sûrement rapides et il court vite d'après sa femme. Elle nous a dit que son mari était émotif et du genre nerveux. Elle se propose de l'accueillir en douceur. Qu'est-ce que tu en penses ?

C'est une bonne idée, mais il faudra bien assurer la souricière. Ce n'est pas le moment de rater notre affaire.

Jeff reprend les deux tasses vides et retourne à l'intérieur. Minuit.

- Jeff, tu me reçois ?

- Cinq sur cinq. Qu'est-ce qui se passe ?

- Rien, contrôle contact radio. Terminé.

- Terminé.

Laffitte est satisfait. Tout semble en ordre. Le piège est prêt. Minuit quinze. Les phares d'une voiture éclairent la maison d'en face, puis inutilement le pinceau lumineux explore le ciel noir, tourne lentement en direction de la villa des « A. », et finalement se fige contre la façade blanche.

Laffitte, aplati dans l'herbe mouillée, donne le signal de l'embuscade à ses deux camarades.

- Jeff, le client arrive, le client arrive !

- Bien compris, bien compris !

Jean-Bernard « A. », jeune homme de 29 ans, très dynamique, rentre sa voiture dans le garage. Pressé d'aller au lit, il prend juste le temps de déposer à la lessiverie ses chaussures de football pleines de terre grasse de la Gruyère. Puis il monte rapidement les escaliers de la cave. Il pense déjà à la dure journée de travail qui l'attend dans quelques heures. Il devra distribuer la paie des huit cents ouvriers de la Micarna, une somme de plus de deux millions. Sans méfiance, il entre dans le salon. Sa femme Josiane le surprend en l'enlaçant aussitôt.

- Chéri, ce soir nous avons de la visite inattendue, mais il ne faut pas s'inquié...

- Ahhh... ahahhhh s'écrie subitement son mari affolé, proche de la crise d'hystérie.

Il vient d'apercevoir l'ombre sinistre de Jeff encagoulé surgissant de la cuisine. Kamikaze apparaît aussi, terrifiant avec son fusil de chasse à canon scié.

- Si vous obéissez tous les deux, il ne vous arrivera rien, indique avec beaucoup d'autorité Jeff, braquant le couple.

- Est-ce que je peux m'asseoir, je me sens mal ! Susurre Monsieur « A. »

- Installez-vous sur le canapé, conseille Jeff. J'ai quelques questions à poser.

Kamik reste prudemment en surveillance.

- Allô, Laffitte, tu me reçois ?

- Oui, compris. A toi !

- Tout est en ordre, l'oiseau est au nid. Terminé !

- Bravo. Terminé !

- Bon, maintenant j'aimerais savoir si on peut ouvrir le coffre principal de ta banque, demande Jeff.

- Non, ce n'est pas possible. Il y a une semaine, oui, mais on a déménagé, et maintenant une horloge bloque la serrure pendant toute la nuit.

- Quand est-ce que ça s'ouvre ?

- Vers les sept heures trente.

- Bon, vers les cinq heures on laissera madame ici, avec son bébé, puis on ira avec toi à la banque. Là on attendra simplement que le coffre s'ouvre.

Jeff continue à poser des questions très précises au banquier. Finalement l'atmosphère se détend et la nuit blanche se continue en discussion littéraire, philosophique et politique, notamment le terrorisme.

- Vous vous sentez menacés par nos armes ? Remarquez bien, on ne les pointe par sur vous, précise Jeff.

Les fusils sont posés sur le canapé.

- Non, mais je me sens constamment en danger, répond « A. »

D'accord avec vous, mais alors les armes des flics, les bombes atomiques sur nos têtes me menacent aussi constamment. Contre vous, aujourd'hui, nous n'utilisons aucune violence réelle. Est-ce qu'on vous a donné des coups ? demande Kamik.

- Non, aucun. Mais j'ai tout de même peur, parce que vous me menacez de violence. Par exemple, si je n'ouvre pas mon coffre à la banque, je risque des coups, des blessures, insiste « A. »

- C'est vrai. Mais on ne prend pas votre argent. Alors, pourquoi le défendre ? Les quelques centaines de francs que vous avez ici, on ne veut même pas savoir où ils sont. Donc vous n'êtes pas lésé personnellement. Vous savez, j'ai fait de la prison, et si je n'exécutais pas les ordres des gardiens, c'est à coup de gaz lacrymogène, de matraque, de crosse de fusil, de morsures de chien que ça se terminait, continue Kamik.

- Mais vous aviez fait du mal à la société, alors que nous, nous sommes innocents, intervient Madame « A. »

C'en est trop pour Kamik.

- Mon seul mal, c'est d'avoir refusé de servir l'armée suisse. Pour cela, on m'a mis en prison. Tout le monde est pour la paix, n'est-ce pas ? Et pourtant, on m'a enfermé, alors que je refusais la guerre. Vous avez dit que vous êtes chrétiens. Alors, je ne pense pas que le mal que je vous inflige ce soir vous poussera au suicide. Eh bien, je connais des objecteurs qui se sont suicidés en prison. Leur souffrance fut mille fois plus forte que la vôtre, et ils n'étaient pas plus coupables que vous.

Les « A. » ne savent que répondre à cela.

- On ne connaît pas assez pour juger.

- Bien sûr, c'est pas en lisant « La Liberté » de Fribourg que vous allez apprendre ce genre de choses. Les nazis ne se vantaient pas des camps de concentration. Les autorités suisses étouffent immédiatement ce qui les gêne. Tout le monde arrange sa vérité. Moi aussi, mais au moins j'ai l'honnêteté de l'admettre…

Cinq heures du matin.

- On vous remercie beaucoup pour la soirée, c'était vraiment sympathique, mais c'est bientôt l'heure d'y aller, annonce à regret Kamikaze. Si cela nous est possible, on vous enverra une caisse de champagne, à Noël. Ah, je vous refile vite une recette de tisane calmante pour votre mari. J'ai aussi apporté un biscôme.

- On ne vous a pas invités, alors je ne peux pas accepter ce cadeau, répond madame « A. »

Jeff revient à l'opération. Finies les mondanités.

- Avant de partir, il faut faire la vaisselle. Tes mégots, Kamik, il faut les jeter aux toilettes.

Ensuite il paie les cafés, les sandwichs et une poire que Kamikaze prend encore au passage. Les époux « A. » refusent tout d'abord l'argent.

- On peut quand même vous offrir cela !

- Ah non, se serait de la complicité ! Rétorque en souriant Jeff.

Il tend alors un billet de vingt francs et un billet de dix francs.

- Trente francs, cela vous semble correct pour ce qu'on a pris ?

Les « A. », déconcertés, ne répondent toujours pas. Jeff pose alors l'argent sur la table du salon.

Avant de partir, il faut encore préparer le biberon du bébé, prévu pour sept heures. Un bon thermos conservera la chaleur du lait. Jeff menotte délicatement la cheville gauche de madame « A. » au radiateur du couloir. Ainsi, elle peut s'installer confortablement dans le fauteuil que Kamikaze a pris dans le salon. Le petit lit de leur enfant est aussi déplacé dans le couloir au centre de la maison. Toutes les portes sont fermées, et le téléphone est discrètement saboté.

Monsieur « A. » vérifie que tout se passe correctement. Avant de partir, il demande encore d'aller aux toilettes. Jeff l'accompagne, les flics lui ont enseigné cette mesure de sécurité élémentaire.

- Allô Laffitte, tu me reçois ?

- Très bien, à toi.

- Oui, on va bientôt sortir. Tu ouvres le chemin.

- Compris, je vais faire une ronde. Il me faut dix minutes.

Laffitte va rejoindre la BMW, puis descend dans le village, toujours aussi morne et désert. Lentement il roule dans les rues, observant avec attention les maisons. Plusieurs fenêtres allumées laissent voir des silhouettes d'humains à moitié nus. Pour lui, les Suisses sont des prostitués du travail qui se lèvent tôt mais se réveillent tard… ou jamais.

- Jeff, à toi.

- Compris, à toi.

- Tout est ok. Quelques travailleurs sortent déjà.

- Bon, alors au travail !

Trois ombres sortent discrètement de la maison des « A. » Le trio se rend à la banque à pied, par un petit chemin. Kamikaze va en tête, sa cagoule transformée en bonnet. Le jeune banquier le suit de près. Jeff ferme la marche.

- Te retourne pas ! Continue ton chemin, grogne Jeff à « A. » qui cherche à voir le visage de son agresseur. Il a déjà remarqué la grosse moustache de Kamik.

Les trois hommes atteignent rapidement la banque.

- Bon, on est d'accord, c'est pas le moment de faire une connerie. Pas d'alarme, avertit méchamment Jeff.

- Non, non, rassure « A. »

Entre l'anxiété et l'exultation, Laffitte voit les trois hommes disparaître dans cette toute jeune succursale. Quasiment un viol !

Satisfaction et angoisse.

Presque six heures. Laffitte écoute le scanner. Rien, pas d'alarme.

- Laffitte, à toi.

- Compris, a toi.

- Nous sommes dedans, tout va bien. Ouverture vers les sept heures trente. On attend. Surveille bien.

- Pour l'instant, rien. Terminé.

Six heures trente. Laffitte monte à la villa. Rien ne bouge. La femme du banquier n'essaie pas d'alerter les voisins par des cris. Laffitte concocte quelques bruitages à l'intention de la prisonnière. Se sentant surveillée, elle ne tentera rien dans les dernières minutes.

Sept heures trente. Laffitte redescend à la banque.

A l'intérieur dans un cliquetis métallique l'horloge du coffre, libère enfin la serrure. Kamikaze reste en embuscade dans le hall. « A. » ouvre rapidement la grosse porte blindée de la chambre forte et y pénètre. Jeff le suit. Mais la lourde porte se ferme brusquement sur lui. Dans un claquement sinistre et sec, les barres en acier se sont remises en place. Jeff se sent pris au piège. Cette porte blindée lui rappelle, dans un flash terrible, les portes métalliques des diverses taules où il a souffert cruellement plusieurs années.

- Nom de Dieu ! je suis coincé, hurle-t-il. Kamik, touche rien. « A. » !, cette porte, elle s'ouvre de l'intérieur ?

Le banquier, tenté de se laisser enfermer avec son agresseur, apprécie ce retour de situation. Son assaillant tremble de peur, malgré son arme, malgré sa carrure. Sa voix blanche d'angoisse exprime la détresse totale.

- Nom d'un chien, c'est trop con ! Etre enfermé avec tout ce fric…

Jeff n'en peut plus. Il se reprend agressivement :

- » A. », si cette porte ne s'ouvre plus, je te tue et dehors mes copains s'occupent de ta femme.

- Non, non, ne vous en faites pas. Il y a un système d'ouverture intérieur. Cet incident arrive souvent. La porte est mal équilibrée.

D'un geste leste, le banquier tourne sans effort le volant rond de la lourde porte. Elle s'ouvre.

- Qu'est-ce qui s'est passé ? demande Kamik.

- La porte s'est fermée. J'ai eu peur d'être bouclé, mais maintenant c'est en ordre. Je prends le fric et on se tire le plus vite possible.

Puis se tournant vers « A. »

- Bon, vides le coffre !

Les liasses de mille francs, puis celles de dix milles, tombent, nombreuses, dans son sac de jute.

- Ok, tout y est. Il y a une aération, dans cette chambre forte ? demande encore Jeff.

- Oui...

- Alors donne les clés. Tu resteras là-dedans.

« A. » ne demande pas mieux. Dans son coffre, il se sent en sécurité. Un vrai abri atomique ! En refermant la porte blindée, Jeff l'aperçoit s'écrouler, épuisé par cette drôle de nuit.

- Laffitte, tu me reçois ?

- Je te reçois, à toi.

- Sortie dans une minute, à toi.

- Je vous attends devant le bâtiment. Tout est en ordre.

Deux silhouettes grises sortent en courant de la succursale et s'engouffrent précipitamment dans la BMW vert pâle qui disparaît dans la nuit mourante.

Le hold-up se termine, sans témoin.

Le scanner reste silencieux. Il n'y a toujours pas d'alarme. Jeff commence à compter l'argent.

- Plus de 300'000 les gars, s'exclame-t-il.

Laffitte sourit, aux anges. Kamik semble plus réservé.

- Moi, ce qui me fait chier, c'est de faire peur à des gens comme les « A. » Ils étaient sympa, et pourtant on doit leur faire peur. Leurs regards me restent dans la tête.

Laffitte n'est pas d'accord avec ce sentimentalisme. Qu'ils le veuillent ou non, les banquiers participent à l'exploitation du monde. Avec bien d'autres professions, ils construisent les rouages du Système, ce monstre froid. Bien sûr, si on envisage les choses au niveau humain, on ne fait plus rien, de peur de faire le moindre mal. De plus, même les bourreaux possèdent des côtés sympathiques. Par conséquent, les mains sales, cela devient une obligation lorsqu'on veut agir.

- En plus, ce sera un souvenir pour leurs petits enfants s'esclaffe un peu nerveusement Jeff. Les « A. » sont sortis pour quelques jours de l'anonymat, le village va les soutenir moralement. Ils deviennent antihéros. Alors...

Cynisme ? Réalisme ? Sentimentalisme ? Chacun jugera selon son système de valeur. Personne n'aura tout à fait raison, ni complètement tort.

A l'époque du hold-up de Courtepin, je me trouvais dans la région de Bienne. Je profitais de mes amis clandestins pour pénétrer en Suisse à l'insu des douaniers. Cela me valut une expérience nouvelle, drôle avec le recul, mais sur le moment assez pénible.

 

 

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[1] Expliquer le concept de participation.