Extraits de journaux :
« C'est une attaque à main
armée d'une audace inouïe qui a été perpétrée hier, entre 17h30 et 17h45 au
détriment de la poste centrale de Neuchâtel. Deux bandits masqués, armés de
fusils aux canons sciés, ont fait main basse sur plusieurs sacs postaux
contenant des valeurs recueillies peu de temps auparavant dans les différents
offices de poste du chef-lieu et de la région. »
Les canards, cachés dans les
roseraies de la Tène, gonflent leurs plumes par ce froid
glacial. Les tons mordorés de l'automne ont disparu, cédant devant la
progression sournoise de la grisaille hivernale. Désertique ce soir,
- Pas plus d'Homo sapiens que de Néandertaliens, lance Jeff.
La cité lacustre lui suggère des pensées ethnologiques. Son sourire éclaire le crépuscule. Deux autres silhouettes sombres, déformées par de lourds vêtements chauds et courbées sous du matériel pesant, le suivent et écrasent de leurs bottes l'herbe figée.
- Qu'est-ce que tu racontes ? demande Kamikaze. C'est quoi un « néanderlien » ?
- Pas un « néanderlien », un Néandertalien. Dans ce coin, depuis 2500 ans au moins, des hommes vivent, combattent, se tuent, font l'amour et...
- Ouais, ben aujourd'hui, ça va plutôt être la bagarre ! coupe sèchement Ricci.
Pendant une opération, il ne goûte guère les envolées intellectuelles de Jeff, ni l'intérêt poétique de Kamikaze. Son anxiété chronique l'empêche d'apprécier la valeur préhistorique du lieu et sa beauté, qui sensibilisa pourtant même les hommes primitifs.
- C'est incroyable, le nombre de bateaux de plaisance en Suisse. Pendant que le Tiers-Monde crève de faim, les Helvètes entassent partout des richesses inemployées, s'indigne Kamikaze.
- T'as raison, la plupart de ces belles embarcations sortent au maximum une fois par année du port, pour faire un petit tour familial. Certaines unités restent quelquefois deux ou trois années cadenassées au ponton. Elles y rouillent.
- Eh, les cocos, vous avez pas fini de me faire chier avec vos considérations philosophico-politiques sur l'ordre social suisse. Moi, je veux simplement du fric pour foutre le camp de ce putain de pays, un point c'est tout. Le reste, je m'en fous ! J'espère seulement que c'est mon dernier hiver à m'user dans ces brouillards, source de rhumatismes qui me font crever gentiment.
- T'énerve pas, coco ! répond sourdement Jeff.
Il déteste être appelé ainsi et renvoie toujours ce terme péjoratif à l'expéditeur. Ricci grimace d'insatisfaction, mais s'abstient de répondre, occupé à repérer quelque chose.
Jeff, voilà le hors-bord qu'on a « réquisitionné » hier dans le lac de Morat. Un vrai bijou. J'ai simplement dû changer la batterie, qui était « naze ». Maintenant, il part au premier contact. Il faut encore que Kamikaze s'exerce à l'utiliser, au cas où je serais blessé et incapable de le manœuvrer. Hier, en voulant passer la deuxième vitesse, Kamik a mis la marche arrière, à plein gaz. J'ai cru que l'embrayage avait pété, et la secousse m'a presque fichu par-dessus bord. Après ça, il s'est encore pris dans les algues d'un haut fond, et on a dû revenir à la rame ! Tu te rends compte, Jeff, bouger un « bayak » de cette dimension à la rame, on a sué et juré !
- Ricci succombe toujours à ses goûts luxueux, proteste Kamikaze. Je voulais piquer une embarcation plus modeste. On aurait eu moins d'emmerdes. Moi, je ne supporte pas la richesse. C'est compliqué et encombrant. Il y a deux semaines, on attaquait en BMW, et maintenant on opère avec un bateau de luxe. C'est pas tellement révolutionnaire, tout ça.
- Peut-être, concède Ricci légèrement décrispé par la solitude des lieux. Mais au moins, ces engins sont beaucoup plus efficaces que ceux des prolos.
Ricci monte sur le hors-bord soigneusement attaché. Le bateau tangue mollement sous les quatre-vingts kilos de son nouveau propriétaire. Kamikaze, du ponton, lui passe deux caisses, puis saute comme un félin sur le pont avant. Il s'installe sur le bastingage et admire le soleil mourant. A l'arrière, avec précaution, Ricci sort de la première caissette un scanner, puis un émetteur-récepteur qu'il attache sur son thorax et dissimule finalement sous sa veste bleue de manutentionnaire.
- Le scanner doit balayer seulement les canaux neuchâtelois et bernois. Tu mets le talkie sur canal 1, dit Jeff qui s'éloigne pour surveiller les environs.
- Ok pour le scan et canal 1 pour le talk. On fait un essai de liaison, répond Ricci.
Kamikaze n'apprécie guère les engins électroniques. La nuit naissante le fascine davantage, mais Ricci ne lui laisse guère le temps de rêver.
Voilà ton fusil, Kamik. Les deux premières balles sont de la grenaille pour les oiseaux. Si un postier fait mine de te sauter dessus, tu peux tirer sans danger pour sa vie, mais il regrettera sa témérité. J'imagine déjà la centaine de petits plombs dans sa graisse de fonctionnaire ! Les autres balles sont des Brennekes. Pour les poulets, il faut des projectiles capables d'arrêter des sangliers !
Kamikaze déteste la violence. Les hold-up, il les commet avec dégoût et résignation. Il se considère comme anarchiste. En revanche, Ricci aime la violence et les armes. Il peut passer des soirées entières à peaufiner une crosse comme une oeuvre d'art, lui donnant un galbe et un grain féminins. Heureux devant l'action imminente, il commande, enjoué :
- Bon, Kamik, tu nous conduis jusqu'au port de Neuchâtel, si possible sans casser le moteur. C'est simple, tout droit sur les deux lumières verte et rouge là-bas au fond à droite.
Tout est prêt. Un véhicule a été planqué derrière chez Voumard, une grosse fabrique construite à dix mètres de la plage. Après le hold- up, le bateau sera échoué là, et la fuite continuera en voiture.
De son côté, pendant que ses amis naviguent, Jeff enfourche sa grosse moto et part en éclaireur dans le port de Neuchâtel. Après un parcage discret, il se dirige à pied vers le bout de la jetée, pour observer l'accostage de ses deux compagnons. A cette époque la police du lac fonctionne au ralenti, laissant libre la surface des lacs. Une exception, dans un pays où le moindre centimètre carré de terre est contrôlé par les autorités et les habitants.
Deux points lumineux apparaissent sur l'eau glacée, oscillant avec élégance dans la légère brume hivernale.
- Ah ! enfin murmure Jeff avec soulagement.
Après plusieurs essais infructueux, gêné par ses gros gants, il presse trois fois sur le bouton rouge de son émetteur.
- Touout... touout... touout.
Finis le temps des parole dans l'azur. Les flics scannent eux-aussi les ondes et enregistrent les voix. Des signaux codés remplacent la voix humaine et signalent que tout est libre. L'opération peut continuer comme prévu.
A partir de 17 heures, les policiers se consacrent à régler les problèmes de circulation. Autour de la poste centrale, pas un seul képi. Une exception, un gendarme a passé. Il rentrait chez lui, pensant déjà à la soupe chaude que bobonne lui a préparé.
Mais la plus grande prudence s'impose tout de même. Deux postes de police - la locale et la cantonale - se trouvent dans un rayon de deux cents mètres. En quelques secondes, les pandores peuvent être là.
Jeff observe l'entrée parfaite du hors-bord dans le port. Ricci dirige l'embarcation directement vers le ponton des visiteurs. Kamikaze saute dessus, un cordage dans la main gauche. Rapidement, il attache sa corde à l'un des anneaux libres du ponton désert. Le nez de l'embarcation flaire le large. En cas de problème, Ricci n'aura qu'à mettre plein gaz pour foncer dans les eaux libres et échapper à toute poursuite.
Deux ombres furtives quittent le bateau. En blouses bleues de buraliste, elles gravissent le chemin du port vers l'arrière de la poste centrale et pénètrent sans hésitation dans la cour. Puis elles se dissimulent dans un grand garage attenant où les véhicules des grands pontes de la poste sont parqués.
Jeff reste dehors. Un gros passe-montagne en laine cache presque complètement son visage. Armé d'un fusil à pompe dissimulé dans un gros carton, une moto pour la fuite à proximité immédiate, il attend vers le parking l'apparition du camion blindé. Pour se rassurer, il vérifie souvent le fonctionnement de son émetteur-récepteur, planqué sous sa grosse pelisse hivernale. Il ne fait pas chaud en cette saison, et une neige poudreuse oblige les passants à se courber davantage. Dans le froid, chacun ne s'occupe que de lui-même. Personne n'accorde un seul regard à la lourde silhouette de Jeff et son large carton. Avant Noël, il passe inaperçu au milieu des passants encombrés de cadeaux. Si la foi manque, l'habitude d'offrir des babioles reste, bien ancrée dans le cerveau des gens. Il faut bien remplacer l'absence de contacts affectifs réels.
A l'intérieur de la poste, Ricci ouvre une des fenêtres, très hautes, pour vérifier que le chemin de fuite est facilement accessible. Au moyen d'un petit serre-joint, il coince la grande porte du garage. Les postiers ne pourront plus la fermer. On ne sait jamais. Une inspiration de dernière minute pourrait tout faire capoter !
Judicieusement Kamikaze va se cacher sous des escaliers, à trois mètres à peine du lieu de déchargement de l'argent. Son intervention sera instantanée. Les postiers ne pourront réagir.
La camionnette apparaît enfin aux feux, vers le cinéma. Jeff lance l'alarme. Les deux attaquants à l'intérieur se tiennent prêts. Kamikaze donnera le signal ultime de l'attaque. Son poste d'observation est idéal. Une lumière rouge brille faiblement sous l'escalier. Elle avertit Jeff de ne pas bouger. Verte, il faudra foncer.
La camionnette entre dans la cour. Comme d'habitude, un postier ferme à clé la lourde grille. Le camion s'immobilise et sur un signe du postier, les deux convoyeurs sortent. Un quatrième postier arrive, courbé sur un chariot en bois.
Le déchargement commence. Avec rapidité, trois employés s'occupent des sacs. Le chariot déborde d'argent lorsque Kamikaze surgit de sa cachette et braque les postiers médusés. Dans le même mouvement, Ricci sort brusquement du garage. Cette deuxième apparition les pétrifie définitivement.
- Ne bougez pas, et pas d'alarme ! Vous deux là-dedans, couchez-vous, et vite ! crie fermement Kamikaze.
- Non, mais ça va pas, dites ? regimbe imprudemment l'un des postiers, un sac plein d'argent à la main.
- Fais pas le con et couche-toi ! lui conseille avec angoisse son collègue.
Ricci s'occupe des deux autres postiers. Il les oblige à monter dans la camionnette. Au passage, Kamikaze exige les clés de la grille, mais avec beaucoup d'inconscience, le préposé à la fermeture des grilles jette son trousseau à travers les barreaux ; les clés glissent sur le trottoir, à l’extérieur de la poste. Il pense ainsi coincer ses agresseurs. Kamikaze s'énerve et fait un mouvement de charge avec son fusil.
- Espèce d'imbécile, tu risques ta peau pour 2'000 francs par mois. Crétin !
Il poursuit rageusement le postier qui court se cacher au fond de la camionnette, croyant sa dernière heure venue. Kamikaze saisit les deux derniers sacs et suit Ricci plié en deux sous un gros sac vert olive de marine, bien dodu. Jeff, au-dehors, signale constamment au moyen de son talkie que la voie est libre par des signaux courts chaque seconde. Tout à coup, il aperçoit une masse verte tomber devant une passante effrayée par cette objet inattendu. Puis elle voit deux solides gaillards encagoulés surgir d'une fenêtre, sauter à côté d'elle, s'emparer du sac et foncer vers le port.
L'opération est terminée.
La sirène de la poste centrale commence à hurler. Les passants regardent vers le bâtiment, et ne voient même pas les deux bandits courir. La vedette quitte le ponton visiteur en douceur et sans la moindre difficulté. La fuite de l’embarcation passe complètement inaperçue.
Vingt minutes après l'attaque les policiers poursuivent trois jeunes gens qui avaient volé une voiture et qui se dirigeaient sur Chaumont. Convaincus qu'il s'agit des auteurs du hold-up, ils utilisent les grands moyens et cernent la montagne. Avec des chiens ils traquent les trois fuyards pendant plusieurs heures. A l'abri et suprêmement amusés par ce quiproquo, Ricci, Kamikaze et Jeff suivent sur leur scanner la progression des policiers dans les forêts à la poursuite de trois fantômes. Pendant que les flics courent dans la nuit, la tête plongée dans le sac et à la lumière d'une lampe de poche serrée entre les dents, Ricci compte les liasses de billets. Il y en a tellement, qu'au bout d'une heure, il parvient enfin a évaluer la somme.
- 700'000 francs les gars ! Pas mal, pas mal.
De plaisir, car c’est leur plus gros hold-up, Jeff et Kamik se versent encore une rasade de thé bouillant. Vers les 22 heures, gendarmes et voleurs rentrent dormir chez eux. Trêve. Amertume pour les premiers, joie pour les seconds.
Le lendemain, Ricci est très déçu de sa lecture des journaux. La presse romande ne mentionne pas la fuite en hors-bord. Kamikaze, toujours sensible à l'aspect médiatique, propose ironiquement de téléphoner à un journal pour signaler cette lacune.
Par cette attaque, le groupe clandestin se trouve désormais à l'abri des besoins financiers pour plusieurs années.
Mais malheureusement Jacques se
fait arrêter une nouvelle fois, dans un appartement clandestin à Genève. Le
journal «
L'argent des divers hold-up ne sera pourtant jamais retrouvé. Il a alimenté des forces clandestines disséminées en Suisse et en France.
Ces funestes arrestations nous ramènent à ma prison fribourgeoise et à mon départ pour le pénitencier de Bochuz.
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