Mes premières séances

Remarques - Quelques précisions s'avèrent nécessaires pour bien comprendre les pages suivantes qui se rapportent au travail analytique. Le langage parlé est conservé pour les extraits de séance. Il faut cependant comprendre que ces extraits sont dans la pratique entrecoupés d'hésitations, de silence, de sanglots, de recherche intérieure et de digressions. Les textes qui vont suivre sont donc des extraits de séances retravaillés pour rendre compréhensible, dans la mesure du possible, l'alchimie mystérieuse des séances d'analyse. Certains thèmes ne sont pas abordés, car ils impliquent d'autres personnes et dépassent parfois le degré actuel de tolérance et de compréhension psychosociale de la majorité de la population. J'ai donc choisi d'exposer des problèmes qui me concernaient exclusivement et... socialement acceptables.

 

Mercredi, fin décembre 78, 1ère séance de trois heures

J'entre pour la première fois dans la salle de séance, en tant que client. Qu'est-ce qui m'attend ? Comme pour toutes les situations de première fois, c'est l'angoisse, légère, mais bien réelle. Il faut d'abord affronter les deux portes qui protègent la salle de séance des bruits courants de l'appartement. Je ferme doucement la première, mais la deuxième résiste. Trois fois le pêne se coince et refuse obstinément de pénétrer dans la gâche. Tournant le dos à mon psychanalyste, d'un coup de rein excédé, je pousse fortement cette porte récalcitrante. Ah, quand même, elle se ferme enfin. Je transpire un peu. Ça commence mal.

Bien calé dans son fauteuil, Philippe, devenu « mon psychanalyste », ne lève même pas les yeux. Il parcourt un cahier, un stylo à la main.

Cela me contrarie beaucoup. Je suis perfectionniste, et je n'aime rien rater, fût-ce la fermeture d'une porte. C'est tellement ridicule ! Je pourrais arrêter cette mise en scène sur-le-champ, mais j'aurais perdu sans même commencer. Je dois donc accepter ces rôles de psychanalyste et de psychanalysé. Couple bizarre, formé en théorie pour affronter mon autopsie mentale, me dépecer psychiquement. Je n'oublie pas mon arrière-pensée : donner tort à Philippe, à la psychanalyse. Mais déjà, je ne sais plus bien qui je suis dans cette ambiance silencieuse.

Le divan m'invite. En psychanalyse, « on ne se met pas à table », on s'allonge d'abord, puis on cause ensuite, quand tout va bien. Ma mère m'a enseigné que sur les lits, on ne garde pas ses souliers. Je commence donc sagement par enlever mes chaussures. Nouveau problème. J'ai fait des doubles nœuds, car mes maudits lacets se défont toujours à mon insu. J'ai quatre nœuds à défaire, sous l'œil neutre de mon imperturbable psychanalyste. Assis sur le divan, penché en avant sur mes genoux, je détache avec application mes souliers. Je les range au pied du lit, et enfin je m'étends sur le divan. Le matelas me semble bon, ni trop dur, ni trop mou. Au moins, ce sera agréable.

Silence.

Que raconter ? Ce qui me vient à l'esprit, m'avait dit Philippe. Facile à dire ! Mais j'ai trop de choses en tête. Les hold-up, pas question d'en parler, c'est trop dangereux. Bon, je m'accroche à mon idée centrale : le monde est malade. Voilà un thème sociologique qui enfoncera la psychanalyse.

Je démarre dans un domaine que je rumine déjà depuis des années. Sur ce sujet, je suis imbattable.

« Je trouve que le monde est malade. Des gens meurent de faim, alors que d'autres, aux Etats-Unis par exemple, doivent se faire coudre les mâchoires pour ne pas trop manger. En Suisse, on croule sous des montagnes délit, de beurre, de pommes, de choux ... L'organisation sociale est mauvaise. Elle détruit l'homme ... »

Pendant trois heures, je parle de la société. J'assène les plus brillantes théories à mon psychanalyste. Il n'a pas osé dire un mot ! A la fin, il a simplement dit : « Ce sera tout pour aujourd'hui » d'une voix neutre.

Un à zéro pour moi.

 

Mercredi, fin décembre 78, 2e séance de trois heures

 

Je parle encore et toujours de sociologie. Mais après deux heures, j'ai besoin d'aller aux toilettes. Comment fait-il, là derrière, je ne l'entends pas, il ne bouge jamais. Il reste toujours muet. A la fin de la séance, il m'articule son sempiternel « Ce sera tout pour aujourd'hui ».

En sortant, un peu estourbi, je constate que je n'ai pas découvert grand-chose, après ces six longues heures d'« analyse ». La sociologie, c'est quand même mieux.

Les jours suivants, toujours le même désert. Pas un mot de l'analyste. Je pense triompher de lui. Cela me paraît trop facile. Mais je commence à caler. De lourds silences ponctuent mes discours. Je suis pourtant toujours convaincu qu'ils sont excellents et, comme des tirs de barrage, mes envolées intellectuelles interdisent toute sortie à mon adversaire de psychanalyste !

Entre les silences, je commence tout de même à parler un peu de moi. Des souvenirs, des émotions passées, mon vécu. Un drôle de mélange, bien loin des belles constructions intellectuelles.

A quelques mois, j'ai dû aller à l'hôpital, à cause d'un eczéma qui recouvrait mon corps entier. Les médecins ont dû m'attacher dans un lit plusieurs semaines de suite, car je me griffais jusqu'au sang. Il parait que j'étais à la maternité, en même temps que ma mère, pour la naissance de mon frère Gérard. J'avais une hernie.

Mon père aurait voulu devenir postier, finalement il devint employé CFF. Mon père nous appelait avec beaucoup d'affection petits crapauds quand il rentrait du travail, tout de noir vêtu dans son uniforme de fonctionnaire.

Très jeune, je ramenais toujours des animaux à la maison. Des chats, un chien, des lézards et même, une fois, une tortue égarée. Son bec corné m'impressionnait et j'avais peur qu'elle me pince les doigts.

Vers les six ans, mes parents n'ont pas pu m'amener à l'école, le premier jour, car cette journée coïncidait avec la mort de Christian, mon deuxième frère.

Je trouve que les études ont tué en moi toute créativité, et ma sensibilité d'enfant. Je suis devenu un robot, un intellectuel.

Mon premier amour d'écolier fut une petite Italienne, Aline. Un jour, elle a disparu à Bienne, à cause du travail de son père. J'ai été malheureux plusieurs jours. Par la suite, cette Aline, je l'ai souvent cherchée à Bienne, mais je ne l'ai jamais retrouvée.

J'ai toujours admiré Staline, ce révolutionnaire qui finit par triompher de toute une société. Il a commis des hold-up, notamment en Géorgie, contre des fourgons postaux, pour financer la révolution. Une chose m'a fortement déplu. Il a fait tuer Trotski. Une mort horrible. L'assassin lui fracassa le crâne d'un coup de pic à glace. La révolution russe, drôle de mélange de pureté et d'horreur. Des frères ennemis se tuent pour sauver la mère patrie. Dommage. Terrible.

Mon père est devenu malade à cause de son travail.

Sur une inscription tombale, à côté de la tombe de ma grand-mère, il y avait écrit : Le travail fut sa vie. Cette inscription me semble obscène.

Après la mort de Christian, j'ai rêvé qu'avec mon père et mon frère Gérard, nous étions allés chercher un sapin de Noël dans la forêt. J'aime les petits sapins parce qu'ils restent toujours verts et ne meurent pas en hiver. Mes parents plantèrent un jeune sapin nain sur la tombe de Christian.

Christian est mort d'une tumeur maligne au cerveau. Je me rappelle encore son pauvre crâne rasé, là où les médecins ont opéré.

Mon père n'a jamais accepté la mort de mon frère. J'ai l'impression de l'avoir perdu comme père à ce moment-là.

J'ai vécu longtemps dans une chambre qui ressemblait à un gros bocal, parce que les papiers peints verts des murs représentaient des poissons rouges nageant dans de l'eau glauque pleine d'algues.

Franchement, sur mon divan je me demande si je ne divague pas. Toutes ces idées, tous ces souvenirs me semblent un fatras épouvantable qui m'écrase par son incohérence. La folie, c'est peut-être de céder au passé. Mais je garde ces pensées pour moi. Je ne veux pas paraître faible aux yeux de mon psychanalyste.

 

Lundi, début janvier 79, 9e séance de quatre heures

 

Après trois heures de monologue, je ne sais vraiment plus quoi dire. Long silence. Au lieu de parler, je pense : ce psychanalyste est un escroc, il n'a pas dit un seul mot pendant toutes ces séances. Alors que je le paie pour qu'il m'enseigne quelque chose.

Avant d'entrer en séance, j'ai vu Brigitte, habillée en vert. Quel manque de goût ! Tiens, cela, je pourrais le dire.

« La couleur verte est vraiment quelque chose de laid ! je n'arrive pas comprendre que Brigitte puisse porter des habits de cette couleur horrible ! Quand je me trouve dans une chambre avec des armoires peintes en vert, je ressens comme un malaise ... »

- Ce sera tout pour aujourd'hui.

Je reste un moment supplémentaire sur le divan, hésitant. Je tombe enfin sur quelque chose qui me touche personnellement et qui me semble d'un comportement complètement irrationnel. Le vert est une couleur comme toutes les autres, celle de la nature même. Alors pourquoi ce malaise, presque de la haine contre lui ? A regret, je me lève.

Je rentre à mon hôtel, plus pensif que d'habitude. Le métro est bondé, comme toujours. A part cette histoire de couleur verte, rien ne s'est passé, dans cette séance. Du blabla, encore du blabla. Je me demande si cela vaut vraiment la peine de continuer cette expérience. Je me donne quelques séances supplémentaires, et je pourrai dire à Philippe que la micropsychanalyse, c'est dépassé, comme je l'avais pensé dès le départ.

Autour de moi dans le wagon, toujours la même faune. Peu de français dans les métros parisiens ! Un jeune punk, au crâne rasé, attire mon attention. De larges cicatrices balafrent tout un côté de sa tête. Cela me fascine, puis me dégoûte. Je regarde ailleurs. J'ai déjà vu ça quelque part. La couleur verte me submerge à nouveau. Je me sens mal.

A cause du métro.

Bien sûr. L'enfer, c'est les autres.

Je maudis l'organisation sociale qui m'impose cette masse informe d'humains, qui voyagent toujours au même moment.

J'aurais mieux fait de boire un coup chez Philippe, et éviter ainsi l'heure de pointe des travailleurs rentrant fatigués chez eux. C'est ma faute.

 

Mardi, début janvier 79, 10e séance de trois heures

 

Aujourd'hui la séance commence facilement. Cette nuit, j'ai rêvé une scène extrêmement courte, mais restée très claire dans mon esprit. Je l'ai soigneusement notée dès le réveil, comme me l'a conseillé l'analyste. Installé sur le divan, je le raconte avec précision. Freud avait prétendu que chaque rêve signifiait quelque chose. J'ai derrière moi un de ses émules. On va voir ce qu'il pourra bien tirer de mon rêve complètement absurde. Je commence ma description :

« Dans mon rêve, je vois une tortue poursuivre un crapaud au milieu d'une mare. Dans l'eau verdâtre et glauque, le crapaud tente désespérément d'échapper à la tortue, mais progressivement il perd du terrain. Finalement, de son bec corné, la tortue assène plusieurs coups mortels au batracien. Le crâne fendu, l'animal agonise et finit par mourir dans des taches rouges de sang. »

Silence.

« Je ne vois vraiment pas ce que ce rêve peut signifier. Cela me, semble un peu fou. »

Silence.

- Est-ce que l'analysé peut raconter sa journée d'hier ?

Je suis surpris d'entendre la voix de l'analyste qui interfère dans mes pensées. Pour une fois qu'il dit quelque chose ! Bon, qu'est-ce que j'ai fait hier ?

J'embraye.

« Après la séance, je suis rentré à l'hôtel par le métro... J'ai vu un jeune garçon au crâne rasé. De grosses cicatrices marquaient un côté de sa tête. Il a dû subir une opé ... »

Subitement, je ne peux plus parler. Feux d'artifice dans ma tête. J'ai la gorge nouée et mal au ventre. J'ai envie de dégueuler. La tortue, le crapaud, le vert, les cicatrices, la mort de Christian, ma chambre verte, Trotski et Staline, je désirais tuer mon frère, je suis coupable, je déteste le vert... tout se mélange dans ma tête, explose en sanglots violents, en haine refoulée. Mon cerveau chauffe, s'illumine, mon esprit perd pied. Il est sept heures du matin. Il fait encore nuit, c'est l'hiver. J'entends subitement, derrière la porte de ma chambre, la voix de ma mère qui s'adresse à mon père :

- Werner, Christian est mort.

Cette voix porte une douleur incroyable, intolérable, qui me transporte. Je plonge vertigineusement dans un lointain passé, qui vit et agit pourtant encore en moi, terriblement.

Cette voix, brisée, angoissée, résonne dans les escaliers. Elle me réveille dans la chambre verte, la chambre aux poissons.

Le décès de mon jeune frère, un petit ange blond pour mes parents, détruit ma première journée d'école. Ma scolarité obligatoire commence sous le signe du deuil. Désormais, la pensée de la mort ne me quittera plus jamais. J'ai appris de la bouche affolée de ma maman, celle qui me donna la vie, que la mort existe et qu'elle finit toujours par vaincre, même les plus innocents.

La mort est plus forte que mes parents. Vérité dramatique à sept ans, qui peut laisser des traces toute la vie.

J'entends mon père dévaler les escaliers, la voix affreusement torturée. Cette mort l'a tué, lui aussi. Depuis lors, sa vie est devenue une longue souffrance, une agonie.

Et moi, là-dedans ?

Tout s'est passé en silence.

Mon psychanalyste, la voix toujours neutre, m'annonce la fin de la séance. Il avait tout compris depuis longtemps. Cette fois, je ne le perçois plus comme un adversaire. Il est là pour m'aider.

- Ce sera tout pour aujourd'hui. Je conseille cependant à l'analysé de se montrer très prudent lorsqu'il rentrera chez lui, et de se reposer le plus vite possible.

Je sors brisé de séance, mais mon premier abcès psychique a crevé aujourd'hui. Je viens de subir ma première abréaction et mon mental est libéré, partiellement.

 

Dans les pages précédentes, j'ai donné une sorte de synthèse de mes quinze premières séances, environ quarante-cinq heures de travail analytique. Le lecteur qui ignore tout de cette technique micropsychanalytique n'aura peut-être pas bien saisi ce qui s'est passé. En résumé, j'ai retrouvé un souvenir, un engramme, qui entravait dangereusement ma vie. En revivant ce souvenir, j'ai liquidé une structure inconsciente de souffrance, me libérant ainsi de mon intérêt morbide des souffrances sociales et planétaires, comme par exemple la faim dans le Tiers-monde. Je ne suis pas devenu indifférent à ces problèmes, mais je n'en souffre plus, je n'ai plus de maux de tête, ni de comportements idéalistes qui interdisent en réalité les actions efficaces.

Après cette première expérience bouleversante, j'ai évidemment continué mon travail analytique jusqu'à la fin. Plus de cinq cents heures de divan, et des découvertes bien plus subtiles que mon premier souvenir traumatique. Mais cela devient compliqué à raconter.

 

Je m'arrête ici dans les explications « théoriques ». Pour ceux qui veulent en savoir plus, qu'ils essaient cette technique, ou une autre d'ailleurs. Je ne suis pas sectaire. Ce qui fut excellent pour moi ne l'est pas forcément pour d'autres. Chacun ses essais, même et surtout dans le domaine de la psychanalyse...

 

Revenons aux aspects extérieurs du milieu analytique, à la vie de tous les jours, à mes loisirs.

 

 

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