Paris, vie quotidienne

 

La vie quotidienne d'un micropsychanalysé diffère sensiblement de celle des autres techniques de psychanalyse. La longueur et le nombre élevé de séances par semaine imposent un choix de vie particulier, presque monacal. Les contacts avec la vie sociale et professionnelle se raréfient. Les raisons essentielles de cette vie retirée du monde sont le souci de l'efficacité du travail analytique, et d'assurer la sécurité de la personne en psychanalyse.

L'efficacité requiert de longues séances, notamment pour interdire au psychisme la réorganisation de ses défenses et l'augmentation de ses résistances. L'intensité de ce travail psychologique diminue considérablement la fonctionnalité de l'individu qui s'y soumet, et le met ainsi en danger dans la vie quotidienne.

Ces contingences entraînent naturellement les micropsychanalysés à vivre ensemble, dans un milieu protégé. C'est un choix, et non pas une obligation.

Plusieurs fois par semaine, j'allais manger ailleurs. Mais en règle générale, je vivais avec d'autres personnes, elles aussi en micropsychanalyse, dans une sorte de vie semi-communautaire, centrée autour du travail de l'analyste. Ce point fait d'ailleurs l'objet de résistances parfois acharnées des autres praticiens des techniques « orthodoxes ». Pour eux la vie semi-communautaire de la micropsychanalyse est une hérésie complète. Dans leur conception, les analysés ne doivent absolument pas se rencontrer, ni d'ailleurs voir leur analyste en dehors des séances, qui durent cinquante minutes, à la fréquence de trois séances par semaine. Les analyses, dans ces conditions, durent des années, parfois plus de dix ans !

La vie du micropsychanalyste semble beaucoup plus dure que celle de ses confrères orthodoxes, d'après ce que j'en sais. Simplement au niveau physiologique, le micropsychanalyste doit supporter des heures de séance assis dans son fauteuil. Il ne répond ni au téléphone, ni aux sonneries de la porte. En plus de six cents heures d'analyse, je ne l'ai jamais vu, ni entendu, quitter son fauteuil. Ces performances physiologiques ne sont pas à la portée de n'importe qui et sont une base solide pour les performances psychiques nécessaires au travail analytique proprement dit. Ce point est complètement ignoré des autres techniques, qui théorisent un temps de séance compatible surtout avec les limites de l'analyste et ses contraintes sociales, et non pas avec les besoins de l'individu en analyse.

A midi et le soir le micropsychanalyste mange avec les analysés qui désirent rester dans l'ambiance analytique, mais jamais alors nous ne parlons de nos cas particuliers. L'analyse se passe exclusivement en séance. Il fut très rare que l'analyste dût intervenir à ce sujet.

Vers les dix heures du soir, nous descendions les Champs-Élysées pour aller boire un pot dans un des nombreux restaurants ou bars de cette célèbre avenue.

A certaines occasions, nous allions manger dans les meilleurs restaurants de Paris, soit chinois, soit hindous, soit la Tour d'Argent. Le plus souvent, c'était l'analyste qui offrait les boissons ou les repas.

Habituellement, je faisais trois heures de séance, tous les jours de la semaine. En dehors de cela, je lisais surtout des oeuvres psychanalytiques, bien qu'au début, ce me fût interdit, pour éviter l'intellectualisation, un des dangers classiques pour les gens qui veulent comprendre la psychanalyse, et non pas en faire l'expérience.

Claudia et moi, nous vivions dans une petite chambre de bonne, dans le même immeuble que l'analyste. Ce n'était pas original, d'autres analysés firent de même. Je dormais sur un lit de camp, qu'il fallait déplier chaque soir. A ce moment, impossible de sortir de la chambre. Le lit condamnait la porte.

Mes périodes d'analyse se poursuivaient par tranches d'une centaine d'heures. Parfois le doute s'installait, d'autre fois je croyais avoir tout compris.

La psychanalyse fut pour moi l'une des plus enrichissantes expériences de vie. J'ai aussi eu la chance de tomber sur un bon psychanalyste, brillant, consciencieux et honnête. J'ai découvert plus tard que même dans ce milieu, des charlatans s'étaient infiltrés. Mais peu importe pour moi, je suis analysé, et à mon entière satisfaction.

Avant d'abandonner le milieu analytique, j'aimerais encore parler de l'un de mes loisirs. Les échecs.

 

Caveau de la Bolée, Boulevard Saint-Michel, soirées d'échec

 

Ce soir, je quitte l'ambiance psychanalytique de la rue Lord Byron pour celle, plus trouble et plus excitante du Caveau de la Bolée. J'adore ce lieu hétéroclite qui ne ressemble à rien. Je n'y vais pas pour le spectacle du cabaret en sous-sol, ni pour y boire un coup. Non, j'ai un autre vice, le jeu d'échecs. Vice, c'est trop dire, mais une véritable passion qui me fait accepter les salles enfumées une nuit entière.

La rue de l'Hirondelle s'ouvre sur le Boulevard Saint-Michel, côté ouest tout en bas, près de la Seine, à une centaine de mètres du Palais de Justice. Cette ruelle, en impasse pour les voitures, n'attire pas les flots de touristes habituels du Quartier Latin. Elle semble le plus souvent déserte. J'y ai vu parfois un rat la traverser rapidement, après minuit. Je la trouve belle, avec son portique et ses immenses grilles toujours ouvertes. Elles ne servent à plus rien depuis longtemps.

Une grosse porte au sommet arrondi s'ouvre facilement et sans bruit. Elle sert souvent ! Il faut alors traverser le caveau, sorte de boyau transformé en bar. En marchant, il s'agit d'éviter de buter sur des couvercles en fontes recouvrant probablement des sorties d'égout.

Vers minuit, il devient nécessaire de se faufiler entre les buveurs, fumeurs et phraseurs qui refont le monde dans la pénombre, sous le regard impassible d'un Bacchus taillé dans la pierre, planqué stoïquement sous un escalier. Une fresque à la Dali expose sur le mur la dramaturgie échiquéenne. Dans une ambiance bleue de bord d'océan, un cheval étriqué fait front à une femme, belle. Entre eux, les sépare ou les relie, à choix, un échiquier qui semble à trois dimensions. J'en reste sceptique. Mais foin de réflexion métaphysique. Je m'avance dans la dernière salle, pleine d'hommes concentrés sur leurs pièces de bois. Ils esquissent sur trente centimètres carrés des conflits cosmiques. La guerre et la mort règnent ici, dans la fumée et la sueur. Les dieux aiment cela. D'anciens champions déchus, devenus entre-temps alcooliques, affrontent des jeunes loups dans des parties éclairs endiablées. Parfois du grand art, mais souvent aussi du massacre.

Au mur, peinte, une liste de gens célèbres rappelle leur passage. Ici vinrent Paul Verlaine, Oscar Wilde et bien d'autres. Il n'en reste que des graffitis.

Je m'assieds à une table. Un rapide coup d'œil sur le jeu me renseigne sur la qualité des joueurs. Ils pérorent, mais leur jactance ne peut cacher leur nullité. Je me déplace à une autre table. Une partie fascinante s'y déroule. J'en apprécie la beauté. Puis, à une troisième table, plus tard, j'entre dans la danse, jusqu'à l'aube.

Ces soirées se terminent souvent vers cinq heures du matin. Je connais bien le chemin du Quartier Latin à l'Etoile, lorsque Paris s'éveille. Je l'ai souvent fait à pied, partageant ces avenues célèbres avec les éboueurs, et frôlant quelques autres ombres obscures, aux destins inconnus.

J'ai longtemps joué aux échecs. A une époque, je fus dans les meilleurs juniors suisses. Pendant des années, quatre fois par semaine, j'allais m'entraîner à Bienne. Les échecs renforcèrent mes tendances analytiques, voire calculatrices, mais aussi ma vision manichéenne du monde. Noir et blanc, les fils de la lumière contre les démons des ténèbres, le tao.

 

Les joueurs d'échecs me comprendront. Je suis de ce monde sacré. Echec et Mat. Vie et mort. Succès et défaites.

 

 

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