Rencontre avec Jacques Fasel

 

Il arriva à Bellechasse au début de janvier 1977, je crois. Recherché pour insoumission volontaire à l'armée, des flics lausannois l'arrêtèrent au Nouvel An. Il était venu dire bonjour à ses parents pour Noël et avait fêté la nouvelle année avec des amis. Un peu rond cette nuit, notre jeune clandestin. Pour la flicaille, pas de trêve. Contrôle. Papiers. Jacques n'a rien sur lui. Il court. Pas assez vite. Les pandores à jeun coincent le disciple de Bacchus, le seul dieu que Jacot respecte. Alors, direction BM - pour les non-initiés, la prison du Bois Mermet.

En général, Jacques vivait à l'étranger, en France et en Espagne, d'expédients. Expatrié, mais propriétaire d'une maisonnette, tout près d'Alicante, dans un village montagnard de l'arrière-pays.

Lors de ses premiers voyages en voiture, il utilisait une vieille Peugeot. Un chien errant au regard humide d'amitié le rencontra. Ils s'adoptèrent mutuellement. L'hiver, tous deux dormaient dans la voiture et se tenaient chaud sous des couvertures, probablement de l'armée, tellement usées que même les soldats refuseraient. Pendant plusieurs mois, le chien rapportait des poules que Jacques rôtissait sur un brasier, à l'orée d'une forêt. L'animal disparut un jour, il en fut triste.

La profession de Jacques, cuisinier. Il avait travaillé à Lausanne pour un patron britannique plutôt étonnant. Il avait passé une annonce dans les journaux locaux qui ne reçut qu'une seule réponse. Celle de Jacques. Tout de suite ils s'entendirent très bien.

Ah oui, j'oubliais : l'annonce !

« Je cherche cuisinier dingue dans un restaurant dingue pour faire une cuisine dingue. »

Pour les « dingueries », patron et employé semblaient au diapason. Ainsi, ils fixaient les prix à la tête du client. Et pas seulement au figuré. Jacques mesurait le tour de tête des clients avec un centimètre de tailleur, et le tarif s'élevait en fonction de la longueur relevée. Superbe ambiance, ça lui plaisait beaucoup.

Il ne désirait pas d'histoire. Mais l'Histoire le rattrapa. Enfin, jusqu'ici, la petite histoire. Les faits divers. Une convocation de l'armée ficha tout par terre. Citoyen Fasel, rendez-vous à Savatan. C'est un ordre. Exécution ! Après dix jours en gris-vert dans les Alpes, jacques comprit que ce n était pas son trip. Au fil des jours cela devenait trop con. Il fila sans demander de permission. Six mois de prison ! Comme la tôle, c'est encore plus stupide que l'armée – pas de beaucoup certes, mais quand même – il lui faut quitter immédiatement la Suisse. Finies les visites aux amis, aux parents. Ou alors, clandestinement. C'est une façon de commencer une vocation de hors-la-loi.

- Alors tu comprends, j'ai dû me mettre en cavale à cause de cette putain d'armée ! me dit-il en appréciant sa tasse de tisane calmante.

Il possédait une recette dont il faisait profiter tout le monde. Il m'en proposa.

Son anarchisme naturel me séduisit. Il avait la pureté du diamant, surtout en face de mes hésitations et mes tendances petites bourgeoises. Je dois l'admettre, j'aime mes aises. Confort et sécurité me sont parfois nécessaires pour me désangoisser. En cela je suis très suisse. Jacques s'est totalement libéré de ces contraintes matérielles. Il se promène dans le monde avec la confiance et la générosité d'un chrétien du temps du Christ et la foi d'un libertaire sans faille.

Je ne l'ai jamais vu se bagarrer, ni chercher des noises à qui que ce soit. Si quelqu'un avait besoin de café, de sucre, d'un bouquin, jacques le lui donnait aussitôt, sans réfléchir si lui-même en avait besoin.

Plus tard, il distribuera l'argent avec la même désinvolture. Il avait la haine et le mépris de ses bouts de papiers pour lesquels la plupart des hommes, des femmes se prostituent, détruisant eux-mêmes leur propre humanité.

Il refusera toujours les nouveautés technologiques, comme la TV, l'ordinateur, le matériel électronique. En cela, il est passéiste et, pour moi, c'est une faiblesse, mais c'est mon opinion et j'admets qu'elle soit discutable.

Jacques voulait faire sauter un grand hôtel en construction à Fribourg. D'après lui, les promoteurs ne respectaient pas le site historique. Il désirait aussi saboter la construction d'une éventuelle autoroute qui devait traverser sa chère Broye et la région de son enfance, au sud du lac de Neuchâtel. Ce n'est pas le terrorisme, mais la conjoncture économique qui finalement tordra le coup à ce projet autoroutier.

Jamais il ne se plaignait de quoi que ce soit.

- Tu vois, moi J'ai fait l'armée dans les Grenadiers de Losone.

Jacques fut surpris.

- Mais c'est les fous, les mouilleurs, les violents qui vont là-bas !

C'est vrai. A cette époque, je croyais à la démocratie suisse. Je croyais aux institutions. Mais les instructeurs – c'était pendant la guerre du Vietnam – nous distillaient la haine des jaunes, la haine des communistes...

- Exactement comme en Allemagne nazie où on enseignait la haine du juif, termina fougueusement Jacques.

Tu as raison. En plus, on m'a appris systématiquement à tuer : au fusil, à la grenade, au lance-flamme, à l'explosif, à la baïonnette. Du moment que tu portes un uniforme, tout est permis. Sur ordre naturellement.

- Ca fait du bien d'en discuter. Mais il faudrait pouvoir faire quelque chose, me dit Jacques.

- On pourrait s'inspirer de ce qui se fait dans le monde. Tout ce qu'on va faire n'est pas nouveau. C'est l'éternel recommencement. Il faudra lire les expériences des Brigades Rouges, de la Bande à Baader, des Tupamaros. Sans oublier la Révolution russe, elle fut souvent financée par des « expropriations ». Des « ex » disait Kamo, un célèbre terroriste arménien qui lutta pour la révolution. Ensuite, il faudra passer à l'action, se financer, créer des groupes de combat clandestins avec armes, faux papiers, planques, chercher des contacts internationaux...

Discussions enflammées dans une cellule de la Colonie 3 du pénitencier de Bellechasse. La direction nous avait mis dans le même couloir. Mélange qui finit par devenir dangereux.

La suite le démontrera.

Le dernier mois, je fus affecté à la bibliothèque. Une faveur accordée par l'enseignant, responsable des sports et loisirs. Il avait beaucoup apprécié mes leçons d'échecs. Une douzaine de détenus venaient régulièrement un soir par semaine suivre mes cours.

Mes parents vinrent me rendre visite. Ils furent scandalisés par la vétusté des lieux. Les caves de notre maison étaient certainement plus salubres pour vivre que ce pénitencier. Ils n'arrivaient pas à me comprendre. Moi non plus d'ailleurs. Le « Connais-toi toi-même » de Socrate ne m'apparaissait pas encore digne d'intérêt. Pourtant, je leur en voulais de ne pas pouvoir me sortir de cet endroit. Quand un homme immature souffre, il en veut toujours à ses parents.

A Bellechasse je perdis le contact avec mes amis. Ce fut décisif. Je n'avais plus personne pour adoucir mes pensées. Je devenais manichéen.

Dehors, tout le monde répétait : il faut se résigner; le monde est ainsi fait; on ne peut rien y changer.

En prison, le discours était tout autre au moins parmi quelques-uns d'entre nous. Il devenait hors de question de nous soumettre à l'Etat, même s'il se prétendait démocratique. D'expérience, nous savions que ce n’était que poudre aux yeux. A Bellechasse, nous étions enfermés pour des motifs politiques ou philosophiques. Au XXe siècle, cela nous semblait inadmissible.

Nous allions attaquer le système répressif suisse. Il nous fallait des forces, de l'argent et des armes. Nous avions un vaste programme à réaliser.

 

Les actions que je vais décrire sont le résultat d'une longue préparation. Je n'en livre au lecteur que la phase finale, celle de l'attaque.

 

 

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