Rencontre avec Jeff

 

Une porte de cellule s'entrouvre prudemment. Un oeil malin, peureux, pétillant, inspecte l'allée déserte, à part moi, décontenancé. Un gaillard, plutôt baraqué, m'observe, puis sort de son antre, un balai et un torchon à la main. Il vient vers moi, amical.

- Salut, t'es un arrivant ?

- Oui, je viens de Neuchâtel. C'est plutôt merdique ici ! Toi, qu'est-ce que tu fais ?

- Moi, je suis « poutze », ça se voit pas ?

- Non, c'est quoi ?

- T'as pas fait beaucoup de taule, toi dis-donc !

- Non, c'est la première fois.

- Ah ah... Poutze, c'est celui qui nettoie les couloirs.

- Ah bon. Et maintenant tu vas balayer.

- Non, mais en taule, il faut toujours avoir un prétexte. Moi, c'est le balai et le torchon. Pour le gardien, ça lui suffit.

Alors, je peux aller où je veux. Une sorte de « Sésame, ouvre-toi ! », tu comprends ?

- Oui, je crois...

J'en suis un peu baba.

- Tiens, tu me sembles sympa. Viens dans ma cellule, je t'offre un café.

- Volontiers, je pète de froid.

Je le suis dans sa cellule. Il referme sans bruit la porte et habilement la coince avec un linge.

- Comme cela, on ne risque pas d'être dérangé. Les matons qui passeraient dans le couloir ne peuvent suspecter notre présence. T'en as pour long ici ?

- Oui assez... cinq mois.

- T'as de la chance, c'est pas grand-chose. Mais comme on dit, on a le moral de sa peine ! Ceux qui ont quelques mois seulement se plaignent le plus. Moi, j'en ai pour trois ans. Si j'ai la condi.

Ce poutze vit dans une cellule relativement bien aménagée. Une grosse chaîne hi-fi disproportionnée dans l'étroitesse des lieux, trône sur un meuble en bois brut. Une couverture, tendue sur une corde, cache la cuvette WC. Des planches continuent la petite table réglementaire ridiculement petite, et esquissent un semblant de bureau. Posés bien en évidence, des photos. Un couple avec un enfant. Un petit garçon de cinq ans.

- Assied-toi sur le lit.

D'un carton mon hôte extirpe un plongeur électrique qu'il met dans une gamelle en aluminium remplie d'eau.

- Ces cons, ici, ils interdisent même ça. Mais on trouve toujours moyen de s'arranger. Il faut simplement tout planquer, sinon les matons, ces salauds, ne te laissent rien. Le règlement, qu'ils disent. A la maison, c'est leur femme qui les emmerde. Alors, ils se vengent sur nous.

Assis sur le lit impeccablement fait, j'admire l'ingéniosité de mon nouvel ami. Un fil électrique, bien dissimule, part de l'ampoule du plafond et aboutit sous le bureau où se cache le chauffe-eau. En quelques minutes, un excellent café bouillant me réchauffe le ventre et le cœur.

- Tu viens de Neuchâtel. C'est marrant, moi j'habite Cressier. Tu connais ?

- Bien sûr, moi je suis du village d'à côté, Le Landeron.

- Wouah super ! Un peu de musique. Tu aimes Léo Ferré, ou tu préfères Johnny Halliday ?

- Plutôt Ferré.

- Au fait, comment tu t'appelles ? Moi je suis « B. ».

- Enchanté, moi c'est Daniel. Mais je n'aime pas que l'on s'appelle par les noms. Ça fait armée, administration et toute cette merde étatique.

- T'as raison, mon prénom c'est Jean-François. Bon, les autres vont arriver dans quelques minutes. Tu verras, c'est le bordel. Surtout les camés. On en est envahi. Ils se pètent aux médicaments que l'administration est tout heureuse de leur fourguer. Comme cela, la direction a la paix avec le quart du pénitencier. T'es au moins pas un drogué ?

- Non, non. Je suis objecteur de conscience.

- Oh là là ! Tes copains ont foutu une de ces merdes, cet été. Vous êtes plutôt mal vus. L'année passée, Laurent Jacquet, un objecteur de 23 ans, s'est suicidé dans ce couloir. Depuis, ça se durcit des deux côtés.

- En tout cas, moi, je ne me suiciderai pas. Je préfère mille fois faire payer les salauds qui nous jugent, qui nous enferment, alors qu'on a rien fait. Pour moi, en Suisse, il n'y a plus d'innocent.

Des bruits de grilles, de souliers gluants de boue, de voix d'hommes précèdent un tintamarre de gamelles.

- C'est l'heure de la bouffe m'annonce Jean-Franc. Mais presse-toi pas, c'est dégueulasse. Café, lait, bircher. Tous les soirs, c'est pareil. Le café ressemble plus à de la flotte sale qu'à une boisson. En hiver, le lait pue presque toujours le compost. De toute façon je ne peux pas en boire, j'ai un rein de foutu. Des calculs. C'est vraiment dur d'être malade en taule. Je te conseille pas, ils te laissent crever.

- Qu'est-ce qui se passe maintenant.

On peut rester dans le couloir ou manger ensemble en cellule jusqu'à 18h50. Ensuite, tu es bouclé seul pour la nuit. Depuis une grève, l'électricité est coupée un peu plus tard, à partir de 23h00. Mais t'as pas trop intérêt à dormir tard, parce que la diane est à 06h00 le lendemain matin, ni de tomber malade pendant la nuit. J'ai entendu des mecs souffrir pendant presque deux heures avant qu'un gardien daigne intervenir.

- Bon, je mange avec toi si tu permets. Je vais chercher la gamelle et je reviens.

- Courage, me dit en souriant Jean-Franc.

Je sors dans le couloir. Plantés devant la boille à café, curieux, deux gars me regardent émerger de la cellule de « B. » et disparaître dans la mienne. En prison, les jours se ressemblent tellement que le moindre changement attire l'attention.

Je ressors, mon bol à la main et me dirige vers eux.

- Bonjour, il reste encore du café ?

- Ca, pour en rester il en reste. Aujourd'hui, il est encore plus dègue que d'habitude. Faudra bientôt refaire un peu de bordel pour rappeler à la direction qu'on est autre chose que des chiens, me répond amicalement le plus petit.

Je me verse un peu de café. Je le goûte.

- Pouah, mais ça dépasse ce que vous dites. C'est toujours comme cela.

- Ouais, presque toujours, sauf quand une commission de surveillance est annoncée. Là, ça devient buvable.

Le bircher semble de la même qualité. J'abandonne mon intention de me nourrir et retourne, plutôt contrarié, dans la cellule de Jean-Franc. Là, une bonne surprise m'attend. Du pain, du salami, du jambon, du beurre et même un peu de caviar sont disposés sur la petite table.

- Sers-toi, m'invite Jean-Franc.

- Mais c'est magnifique. Ça me redonne du moral de voir toutes ces bonnes choses. Ça vient d'où ?

- Vers Noël, on a le droit de recevoir plusieurs paquets de la part de nos amis ou de la famille. Comme tu le vois, c'est plutôt important. Je plains ceux qui n'ont plus personne dehors. Tu as vu la merde qu'ils nous servent.

J'acquiesce en appréciant comme jamais ces victuailles inattendues. Jean-Franc continue de m'expliquer le fonctionnement de la prison. Je suis très étonné par ce que j'entends. Ça ne se trouve pas dans les livres..

Cela ne correspond en rien à ce que j'ai appris à l'Université, dans les cours de droit. Les professeurs avaient parlé des peines, de leur double finalité, punir d'abord, mais aussi permettre la réinsertion sociale des prisonniers. Jean-Franc me dépeint une réalité suffocante de mesquineries administratives.

Le système pénitentiaire n'est même plus capable de punir utilement, par manque d'imagination et de compétence. Des fonctionnaires obtus se contentent d'infliger de la souffrance aux prisonniers et, beaucoup plus grave, aux parents, aux femmes et enfants qui viennent malgré tout aux visites.

Je mangerai pendant un mois avec Jean-François, et nous discuterons beaucoup. Sa vision camusienne de la vie résonnait mystérieusement dans l'univers carcéral.

La vie est absurde, complètement absurde aimait- il à répéter.

Je lui opposais ma vision nietzschéenne de l'élan vital qui meut chaque individu. L'absurde est chassé de l'univers du surhomme. La mort me semblait vaincue par la volonté de puissance.

Il n'était pas du tout d'accord avec moi. Mais nous avions convenu que l'amitié était probablement l'une des rares vertus à laquelle on pouvait tout sacrifier.

Il me prouva qu'il savait tenir parole. Il ne m'a jamais véritablement trahi. Mais la vie fut si dure pour lui qu'il se révéla incapable de maintenir pur son concept de l'amitié. Dans les coups durs, il se plaindra, toujours des autres, de ses parents, de sa femme, de ses anciens amis. Lui est parfait, les autres sont des cons. Dommage.

Sur le moment, mon inexpérience de la vie me fit croire à ses paroles, sans les nuancer. L'amitié, la révolte, le combat, la mort, j'y pensais tous les jours.

Quatre ans plus tard, les événements nous séparèrent. Mais peu importe, car j'ai passé de belles années avec lui, d'amitié, de discussions, de combats.

 

 

Entretien avec « Monsieur le Directeur »

 

Nous sommes plusieurs dans le couloir à attendre. Le directeur reçoit. Il exige de voir chaque arrivant dans son bureau, pour un contact personnalisé. Le directeur se sent le seul capable de jauger les hommes et de les mettre à leur juste place dans son territoire, le pénitencier. Chaque dimanche – j'en ferai l'expérience une fois – le directeur, son gardien-chef et trois détenus sélectionnés vont faire le tour du propriétaire, promenade dans les marais asséchés, promenade dans les champs du domaine pénitentiaire, promenade dans les vignes du domaine pénitentiaire, promenade dans les pâturages du domaine pénitentiaire. Le directeur fait partie de l'Armée du Salut. Il fait aussi partie de l'Armée tout court. Gradé, s'il vous plaît ! Il devint presque complètement aveugle en traversant un glacier dans les Alpes, lors d'un cours de répétition.

En haute montagne, il faut porter des lunettes de soleil, réprimanda le médecin.

- Achh ! je ne savais pas !

Ignare, mais bon patriote.

- Il fait partie des rois des cons ! m'avait précisé Jean-Franc. Compétent seulement dans la betterave et la pomme de terre.

J'entre dans le bureau, avec une certaine appréhension. Un homme, habillé de noir, m'attend, portant des lunettes aux verres très forts.

- Vous êtes Monsieur Plorrhhhhhe !

Le directeur, couché sur sa liste, déchiffre les lettres de mon nom, une après l'autre, comme un écolier un peu retardé dans ses leçons de lecture. Est-ce la vue ou l'intelligence qui fait défaut ? Je ne peux trancher aussi rapidement sur ce problème de cécité.

- Oui Monsieur le directeur. Mon nom est Bloch. Ça se prononce Bloc en français.

Le directeur, suisse allemand, déforme terriblement tout ce qu'il mastique. Il ne parle pas, il mange les langues étrangères.

- Pien, le réchime pénitttentiaire est pasé sur l'astrixxion au trafail dans le put t'imposer au têtenu l'apprentaissage de la tisssipline. Que faites-fous dans la fie, Monsieur Ploque ?

- Je suis étudiant.

- Fouiaille, je foua. Ici, Monsieur Ploque, il faut trafailler, et cela ira très pien pour fous. C'est notre Rècle, ici, vous comppprenez ?

Oh oui, que je comprends.

J'abrège ici, bien que le reste de la scène ait été de la même veine. Mais, nous avons mieux 'a faire que d'accorder beaucoup de place à un vieux paternaliste dépassé, qui d'ailleurs trépassa il y a quelques années. Paix à ses cendres.

 

TRAVAIL, Art. 37 ch. 1 - Code Pénal Suisse (al. 2) :

« Le détenu sera astreint au travail qui lui sera assigné. On lui confiera autant que possible des travaux répondant à ses aptitudes et lui permettant, une fois remis en liberté de subvenir a son entretien ».

Le directeur pensa que le travail à la menuiserie convenait à mes compétences universitaires. Tenir des planches et puis balayer, ce serait parfait. Avec ce régime – le travail dans la bonne humeur ! – je me resocialiserai, c'était sûr.

Surtout que je n'étais pas du tout désocialisé. Sur ce dernier point, en trois mois et demi, la prison allait réussir au-delà de toute espérance. Le pénitencier de Bellechasse n'a tout de même pas réussi à me faire tomber dans la drogue, ni dans la dépendance médicamenteuse, ni dans l'alcoolisme. Mais d'objecteur pacifiste, je deviendrai un révolté dangereux. Mais n'anticipons pas trop.

 

Il me faut encore vous présenter quelqu'un.

 

 

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