Mon premier voyage en « panier à salade » de Neuchâtel à Bellechasse, quelques jours avant Noël 1976

 

Je m'y attendais ! Je commence à dégueuler. Pas grand chose, c'est vrai, mes tripes seulement. Depuis trois jours je n'ai presque rien mangé. Trois jours de prison. Mes trois premiers jours de prison.

Je ne suis pas enfermé pour une cuite, ni pour un accident de voiture. Je n'ai fait de mal à personne, ni volé, ni violé. J'ai respecté strictement la propriété d'autrui. Je n'ai pas commis de grivèlerie d'hôtel, ni même insulté de policier dans l'exercice de ses fonctions. En bref, je n'ai pas le moindre larcin sur la conscience, fût-ce le vol d'une gomme ou d'un crayon de papier commis lors de mon enfance, et que l'on me ferait payer tardivement. La drogue, ne m'en parlez pas, je suis absolument contre.

Plongé dans le noir, j'écoute les deux flics qui sont venus me chercher. Ils commentent le dernier match de football de Xamax, comme chaque lundi. A part cela, ils ne savent pas tellement de quoi parler. Des gens très limités. Ils me traitèrent comme la pire des fripouilles, me fouillant attentivement. Finalement, ils m'entravèrent avec des menottes.

- Mais j'ai rien fait, ai-je dit bêtement.

- On veut pas savoir. Ils disent tous cela !

Perceptible, malgré le ronronnement du moteur, j'entends un léger clapotis. Ce sont mes vomissures. Elles se baladent dans le fond du placard métallique où je suis enfermé, et confirment ma triste réalité : ça pue épouvantablement. A chaque virage, j'essaie d'éviter leurs éclaboussures en relevant péniblement les pieds. Les solides menottes en acier chromé me coupent le sang des mains et rendent rapidement impossible cet exercice. Tout est lisse dans cette sorte d'armoire cercueil sans lumière. Je ne peux m'accrocher à rien. Ballotté durement, respirant le retour des gaz d'échappement du « panier à salade » des flics, je suis conduit d'une prison à l'autre. D'une prison préventive à un pénitencier, d'un centre urbain à la campagne.

A l'université, même en sociologie où l'on aborde pourtant le palier de la répression sociale, je n'avais pas saisi une seule des subtilités du monde de l'enfermement. Pour moi, une prison était une prison, et une prison se résumait à un lieu où l'on enfermait les individus méchants, c'est-à-dire ceux qui avaient commis des crimes et, par là se montraient dangereux pour les bonnes gens. Un point c'est tout.

Et bien non, pas du tout. L'univers carcéral est loin d'être aussi simple. Je l'ai longuement expérimenté et, à l'usage, il s'est révélé bien plus riche que la simplificatrice étiquette « prison ». J'ai progressivement découvert cette réalité sociologique, non point théoriquement, mais dans ma chair et dans mon psychisme, et non dans les hautes sphères de la recherche intellectuelle et de son plaisir mental, mais dans les bas-fonds d'une quête existentielle désespérée.

 

 

Arrivée à Bellechasse

 

La camionnette s'immobilise. Son coup de frein brusque m'écrase une dernière fois contre la paroi froide de ma cage. J'en frémis légèrement, mais respire de soulagement. Enfin arrêté. Une forte odeur de purin m'annonce la campagne, m'en imprègne, me submerge. Le véhicule tangue; les deux policiers viennent de sortir en claquant énergiquement les portières. Ça doit leur sembler très viril ! Succède un drôle de son, probablement une sonnette.

- Un arrivant, crie l'un des policiers.

Plusieurs minutes passent. Je commence à me sentir un peu mieux. Bruit de tôle. Les policiers tirent la porte latérale de la camionnette, et ouvrent enfin mon armoire. Je cligne des yeux dans la lumière blême de l'hiver qui me délivre de l'obscurité.

- Mais vous êtes tout blanc ? s'exclame l'un des policiers. ça va aller ?

- Oui, oui, merci.

Si je les affranchis sur mes vomissures, ils vont encore me faire nettoyer leur véhicule. Je décide de leur laisser découvrir eux-mêmes mon petit cadeau. Au contact de leur violence larvée, je deviens progressivement vicieux.

Le policier m'enlève aussitôt les menottes, non par gentillesse, mais pour que je puisse porter moi-même mes bagages. Il apprend vite l'animal ! J'entre dans le pénitencier de Bellechasse flanqué des deux flics. L'un d'eux transmet à un gardien en blouse bleue une grosse enveloppe jaune. Mon dossier. Leur rôle de convoyeurs se termine. Hochement de képis et ils disparaissent.

Le gardien conserve mon sac de voyage, puis m'enferme dans une petite cellule.

- A toute à l'heure.

C'est le cas de le dire. Une heure d'attente, environ. En taule, les minutes ne se comptent plus.

Par rapport à la prison de Neuchâtel, ici, c'est vraiment la déchéance. La saleté légendaire des fribourgeois serait-elle une réalité ? La crasse et l'odeur de fumée maintiennent aux murs quelques lambeaux d'une vieille peinture jaunâtre. Le plâtre sale sert d'ardoise. Des graffitis me signalent les jours de prison des locataires précédents, Tony, 75 bâtons, Michel, 52 bâtons... Mustapha, 158 bâtons... Des commentaires violents griffent les murs, écrits avec des clous, ou n'importe quoi d'autre, peut-être même avec les ongles : Flics = SS, La Suisse est une putain, Les matons sont des salauds, La prison tue, tuons-la. Un véritable collage surréaliste. Mon âme de sociologue en palpite. Je me trouve au cœur de la répression sociale, en prison, creuset de la violence civilisée. J'oscille entre l'observation et la révolte. Mon goût de l'analyse me permet de supporter presque tout; mais a mon insu, j'accumule de la violence, une véritable intoxication.

Le gardien réapparaît. De nouveau je suis fouillé, déshabillé, humilié. Je dois montrer mes fesses, ouvrir ma bouche, écarter mes jambes, montrer mon anus. J'ai un mouvement de recul.

- Vous comprenez, avec tous ces drogués ! m'explique suavement le gardien Pochon, ils en cachent même là, ces dépravés. Alors on est bien obligé de regarder... vous comprenez... c'est gênant pour nous aussi... Ecartez un peu plus les cuisses que je voie mieux...

Je perds tout. Mes habits disparaissent dans une grosse caisse. Une écriture laborieuse y signale en grosses lettres: Bloch. Nu, je suis pesé. Finalement je reçois les habits du pénitencier, des frusques brunes horribles, rayées, avec un bonnet de laine noire se terminant en pompon. La chemise, tissée de fibres grossières, m'arrive aux genoux et m'irrite la peau.

- Puis-je au moins mettre mes sous-vêtements ?

- Non, pas d'effets personnels pour les condamnés ! me répond laconiquement le gardien.

J'ai donc préparé mon sac de voyage pour rien. En tant qu'étudiant, j'ai tout de même le droit de conserver mes livres.

- C'est une faveur, m'assène le maton. Normalement, vous avez droit à trois livres. Je trouve que c'est déjà trop, trois livres. Moi, je n'ai pas le temps d'en lire un seul sur l'année. Ici, on travaille.

Avec cette mentalité, cela s'annonce bien. Je sens que je vais me plaire ici ! J'ai envie de faire bouffer mes livres à cet imbécile, pour qu'il se cultive un peu. Je regarde son groin d'enfoiré de travailleur - encore un de ceux qui a voté contre la diminution du temps de travail ! - mais une parole de l'Evangile me retient: « Ne jetez pas de perles aux pourceaux ! »

Je suis le conseil à la lettre.

A ma mine méchante, il conclut avec raison qu'il a avantage à la boucler.

- Bon, on vous a mis en Colonie 3, dit-il prudemment.

Sans un mot, j'emboîte le pas au gardien à travers un dédale de couloirs vides, entrecoupés de solides grilles. Mes pantalons et ma veste sont trop grands. Bouffon bouffant. Mais rira bien qui rira le dernier. C'est ce qu'on se dit dans ces cas là pour se consoler. Pour l'heure je l'ai dans le baba et je me sens ridicule, avec mes draps de lits et mes autres habits empilés lourdement sur mes bras repliés. Ce tas de fripes monte jusqu'à mon visage et pue la naphtaline. Je ne peux même pas me pincer le nez.

Enfin nous arrivons devant une petite porte en bois massif, fermée par une énorme serrure. Le gardien ouvre prestement la cellule, puis bloque une grosse tige graisseuse. Un geste automatique. Le geôlier empêche ainsi qu'un prisonnier l'enferme, par plaisanterie, ou pour favoriser une évasion.

Il entre, puis ressort presque aussitôt.

- J'ai tout inspecté, c'est en ordre, il ne manque rien.

J'entre à mon tour et pose mes affaires. Regard circulaire... puis le choc !

La porte s'est déjà refermée sur moi.

J'ai envie de gueuler, de dégueuler, d'agresser. Je me trouve séquestré dans le lieu le plus dégueulasse de ma vie. Odieux. Et je vais y passer cinq mois, simplement parce que je ne veux plus faire d'armée. Cette pensée me tourmentera pendant des années encore. Un pays civilisé se proclamant pour la paix et qui enferme ses citoyens pour leur refus de l'apprentissage de la guerre, et qui les traite comme des chiens ! Ma cellule vaut à peine une niche. Trois mètres de long sur deux mètres de large, avec un trou qui se veut fenêtre, perché à deux mètres du sol. Une cave. Comme mobilier, un lit en fer, une armoire crasseuse, une petite table vermoulue. A côté du lit, une cuvette WC sans siège, un radiateur qui ne marche pas. Ah, j'oubliais le confort. Un tuyau se termine en robinet au-dessus des chiottes. Très pratique tout ça. On dirait étudié. Tu peux bouffer, chier, te laver, tout au même endroit, sur un mètre carré. Rationnel.

Je m'installe, fais mon lit, range mes habits dans l'armoire. Puis, deux heures d'attente. Je dois me réfugier sous les draps et les couvertures militaires tout habillé, sinon je gèle. En cellule, moins de dix degrés.

Grelottement. Silence. Haine.

Vers les 18 heures, j'entends le claquement des verrous que l'on retire violemment. Vingt « clac » sonores, dont un plus fort que les autres. Ma porte s'ouvre. Un nouveau maton me regarde.

- Vous êtes malade pour être déjà au lit ?

- Non, mais il fait tellement froid que...

- Demain, dans les ateliers, vous aurez plus chaud ! Le travail c'est la santé, vous verrez... ironise froidement le gardien.

Puis, sans plus s'occuper de moi, il continue l'ouverture des portes, très concentré sur sa tâche de haute responsabilité. Soudain, il disparaît du couloir en claquant une grille.

Kafkaïen.

 

 

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