25 juillet 1981, voyage de Fresnes à Fribourg

 

Je quitte enfin Fresnes, enfermé dans la cage grillagée d'une estafette bleue anonyme. L'ambiance de cette prison célèbre était sale, méchante, grossière, imposée par des matons, minables bien placés pour se comporter impunément en ordures sadiques.

A la gare, je suis enchaîné à un autre gars.

‑ Tu vas où, toi ? lui demandai-je.

‑ Je suis extradé en Suisse.

‑ Bien, on fera le voyage ensemble.

Ni moi, ni lui n'avons envie de faire la causette. Après ce transfert, on ne se verra peut-être jamais plus. Alors, pas de paroles inutiles.

Nous avons chacun trois anges-gardiens pour nous accompagner. Deux compartiments nous sont réservés dans le train Paris – Genève de neuf heures du matin. Luxe inattendu. En Suisse, chaque wagon postal possède une petite cellule de transfert. Je me résignais à cette perspective.

Je pousse mon chariot chargé de mes deux grosses valises et de mon sac de voyage noir. Il en a déjà vu, celui-là. Heureusement, il ne parle pas. Dans la cohue, je trouve difficile d'être enchaîné dans des lieux connus, même si à Paris, toujours pressés et indifférents, les gens ne s'intéressent guère aux autres. Seuls les infirmes peuvent véritablement me comprendre. La Gare de Lyon m'est particulièrement familière. Pour moi elle joue le rôle mythique de la statue de La Liberté de New York annonçant un lieu d'exil accueillant. Paris avait tenu cette promesse, j'y avais vécu trois magnifiques années. Mais j'ai découvert au sein de la Ville-Lumière un chancre purulent inattendu. Je ne l'oublierai pas.

Les gardiens de transfert se révèlent plus corrects que leurs homologues des prisons. Pourtant, ils ne sont pas meilleurs, simplement plus hypocrites. Ils doivent soigner la façade et montrer aux autres citoyens ‑ ceux qui paient les impôts – qu'ils sont des civilisés, même avec les méchants. Ils nous enchaînent donc simplement dans un compartiment, ferment à clé la porte et s'installent dans l'autre pour y jouer aux cartes, boire et manger. Ils nous fichent une paix royale. Mes deux pieds, liés à une barre métallique sous le siège, m'interdisent tout mouvement. Mes deux mains menottées se réfugient entre mes genoux. Mais à part ces petits détails, et le fait que je n'ai pas payé mon billet, je voyage comme tous les autres. A voir, même plus agréablement. Le couloir, bourré de gens debout, contraste avec le vide de notre compartiment. Des enfants envient notre confort et nous regardent tristement. Ils se fient aux apparences, ignorant que leur situation est bien meilleure que la nôtre. Leurs parents veulent entrer, mais la porte résiste à leurs efforts. Ils ne comprennent pas bien, mais visiblement des travailleurs immigrés, alors ils n'insistent pas.

Après Dijon, je dois aller aux WC. Un des gardiens m'accompagne en s'attachant à moi. Traversée du couloir plutôt difficile. Les gens dérangés regardent passivement ce drôle de couple passer. Les enfants ouvrent encore davantage leurs yeux. Le bruit du train couvre leurs questions naissantes. Aux toilettes, la porte reste à moitié ouverte et ma main enchaînée à celle du gardien lui murmure, un peu congestionnée, les progrès de ma défécation. Une méchante odeur et le bruit de la chasse d'eau achèvent de rassurer mon gardien déjà inquiet par la relative lenteur des opérations.

Il me reste encore une heure avant d'arriver en Suisse. Les plus durs moments de mon existence, au niveau psychologique, m'y attendent. Aussi je me gave du paysage qui défile devant mes yeux. C'est très dur de n'être pas libre en été, sous le soleil chaud. Les autres partent en vacances, moi en retraite forcée. De l'ombre pour longtemps. Ça fait mal au ventre. Mais j'ai choisi une vie de combat, de mouvement, d'expérience, d'aventure. Alors, pas de sensiblerie, j'assume. L'autre extradé reste silencieux, lui aussi. Chacun se méfie de l'autre, qui peut être une balance ou une taupe. La violence policière rend paranoïaque.

À Genève, tout se passe rapidement, entre deux quais de gare. Sans état d'âme, les gardiens français me confient aux autorités suisses. Routine. Echange de paperasserie contre un paquet de viande humaine. Papier et encre contre sang et chair. Trois policiers genevois me prennent en voiture. En deux heures environ, nous arrivons à Fribourg. Il fait presque nuit. Il est un peu plus de vingt heures. Un des policiers connaît une fille du Landeron, Barbara, une jolie rouquine avec qui par hasard j'avais dansé une nuit entière. Alors nous causons de mon village qu'il semble bien connaître. Je reste cependant sur mes gardes malgré sa sympathie évidente pour moi. Un autre flic, plutôt du genre imbécile, s'inquiète pour son porte-monnaie, histoire de me provoquer un peu.

‑ Il y a des voleurs dans la voiture ! s'exclame-t-il.

A part lui, personne ne rit.

A Fribourg, nouvel échange de papiers contre ma personne. Ici les policiers commencent à s'exciter. Leur gibier est d'importance. Cela fait trois ans qu'ils rêvaient de me mettre la main dessus, et de me tenir en leur pouvoir dans leur territoire. Ils pourront enfin s'exprimer, me questionner, me faire mettre à table. Trois inspecteurs se consacreront à cette tâche. Un Suisse allemand, l'inspecteur principal Lehmann et deux Romands, ceux qui sont venus participer à mon arrestation à Paris, les inspecteurs Joye et Collaud.

D'abord, il m'amène au juge d'instruction Pierre-Emmanuel Esseiva. Un fort bel homme, ma foi, dans la quarantaine. Cultivé et courtois, il procède à mon premier interrogatoire dans son bureau, tendu d'une bonne moquette, entouré de livres juridiques, de dossiers et d'une secrétaire attentive dans un coin. De magnifiques fenêtres anciennes, à petits carreaux, donnent sur la Sarine qui coule mollement en contrebas. Largement ouvertes, elles laissent entrer la chaleur d'une soirée estivale qui s'annonce belle. Lorsque je lui fais remarquer ma fatigue du voyage et un mal de tête naissant, il répond aussitôt gentiment:

‑ Il s'agit juste de prendre votre identité et de régler quelques petits problèmes administratifs.

Ambiance presque familiale.

‑ Maintenant, je vous laisse aux inspecteurs. Ne vous en faites pas, ils ne vont pas vous manger, ni ne vous passeront a tabac. Nous ne sommes pas des barbares.

Poignantes poignées de main entre le juge et moi.

‑ Au revoir, Monsieur Bloch, à bientôt, me dit-il mielleusement.

Les trois inspecteurs m'escortent dans les locaux de la sûreté. Leurs locaux. Ça devient nettement moins cossu. Le sol est en béton, et toutes les fenêtres sont grillagées. Dans une sorte de cellule, une machine à écrire posée sur une petite table attend les confidences.

‑ C'est par ici, m'indique l'inspecteur Joye. Prenez place.

J'ai le choix entre deux chaises en mauvais bois. Je prends celle posée près de la fenêtre. Lehmann s'assied en face de moi. Joye et Collaud restent debout et fument un peu nerveusement.

C'est à l'inspecteur principal de montrer à ses subordonnés l'art de l'interrogatoire. Il essaie la technique paternaliste.

‑ Monsieur Bloch, on vous comprend. Vous avez fait des conneries, mais on vous comprend. Et surtout... surtout on veut vous aider à vous en sortir! Sincèrement. Vous êtes encore jeune, vous avez encore toutes les chances.

Sa voix devient pathétique. Je me sens l'enfant prodigue qui revient à la maison, pardonné.

Je me laisse alors aller et force un peu la note dans le mélo. Une grosse larme coule bientôt le long de mon visage. Lehmann regarde triomphalement ses collègues. Il m'a fait craquer. Il reprend :

‑ Ecoutez, ce soir vous êtes trop fatigué. Alors, on va vous laisser vous reposer et demain on s'explique. De A à Z. On remet les compteurs à zéro et, comme ça, ce sera plus vite fini pour vous.

Le lendemain, personne ne vient. Le jeu de cache-cache commence. On me laisse doucement mariner dans la cellule-cave de la basse ville, dans l'isolement complet.

 

 

26 juillet 1981, évasion de Jacques Fasel

 

Le week-end, les flics ne travaillent pas. Cela me donne un peu de répit. Vers le soir, la radio annonce:

‑ Spectaculaire évasion à Bochuz. Ce matin, vers les 8h50, alors qu'il sortait du culte, un détenu se dirigea subitement vers le portail de la première enceinte et en fit sauter la serrure au moyen d'explosifs. Six hommes escaladèrent la grille principale devant laquelle un complice armé les attendait. Des coups de feu furent échangés de part et d'autre. Les six fuyards sont tous des individus dangereux. Il s'agit de A. Morel, de Jacques Fasel, de...

La radio est subitement coupée. Les matons stupéfaits ne veulent pas que je sois au courant de cette évasion, qu'ils apprennent en même temps que moi. Mais trop tard.

Je n'en reviens pas. Jacques se tire à peine quinze jours avant son procès. Avant-hier, les flics fribourgeois se réjouissaient :

‑ Monsieur Bloch, on en tient déjà deux, et Jeff (nom fictif) le troisième, c'est pour bientôt, m'annonçait victorieusement Joye.

Dans ma cellule, je pars d'un grand éclat de rire. Au souper, les matons font semblant de rien. Je demande innocemment :

‑ Pourquoi vous avez coupé la radio ?

‑ On l'a pas arrêtée, elle est tombée en panne, me répond Dali visiblement ennuyé.

Franchement, là il dépasse les bornes de l'hypocrisie imbécile. Même s'il est mauvais joueur, je lui souris en secouant légèrement la tête.

Cette évasion me redonne un courage énorme. Elle me prouve que je peux quitter cet univers pourri. Jacques s'évade pour la deuxième fois. L'espoir est donc permis.

Je m'offre un petit souper spécial. Je laisse tomber la tambouille maison et je puise dans mes réserves. Viande séchée, chips, cornichons et, au dessert, je mange du chocolat avec un peu d'alcool à l'intérieur. Le luxe !

 

 

Fribourg, mardi 28juillet 1981

 

Après la promiscuité française, l'isolement fribourgeois. Faut savoir encaisser les changements brusques de programme. Ici, pas de promenade. A part les matons, je ne vois personne. Enfermé dans une sorte de cave. Les fenêtres sont opaques.

Par rapport à Fresnes, la nourriture est meilleure et toujours bien chaude, voire même brûlante. Question vitamines, il ne faut pas trop y compter. Demain, je commanderai des fruits et des légumes, pour faire l'appoint. Sinon gare à ma chevelure et à ma dentition. A Fresnes, j'ai vu trop de prisonniers avec des chicots noirs et des trous dans la chevelure.

Un gardien en veste bleue, le premier soir, m'a conduit dans la cellule numéro 16. Il avait l'air d'un petit fonctionnaire insignifiant. Modeste. Bruits de pas, de grincement de clé, sous la lumière blafarde de néons blancs. Des barreaux et des grilles partout. Je retrouve la pseudo « propreté » suisse, relativement à la franche crasse de Fresnes. Ambiance d'hôpital avec cette peinture, refaite, vert pâle ou blanc cassé. Reposante à souhait ou mortellement monotone. La porte est refermée. Pas de serrure de mon côté, pas d'interphone. Rien. Le trou. La peinture, blanc cassé ou vert pâle ? Je m'approche du mur. La lumière insuffisante, jaune pisseux d'une faible ampoule nue, ne me permet pas de trancher. Ça pue l'angoisse dans ce cube de béton et de ferraille.

 

 

Les menteurs – ou techniques d'interrogatoire

 

L'enquête, à part certaines exceptions, est d'abord un jeu réciproque de mensonges, d'hypocrisie, de menaces, d'isolement, le tout bien mélangé, passé au mixer, au feu, au frigo. En gros quelque chose d'immangeable, et qui reste longtemps sur l'estomac. Pour moi, environ une année.

Dans ce périple hypocrito-mensonger, j'ai fait la connaissance de nombreux inspecteurs, dans plusieurs cantons. Instructif. Des techniques locales diverses, conservant cependant toujours les mêmes ingrédients.

En France, les inspecteurs n'insistèrent guère. J'ai appris qu'ils n'avaient pas le droit de m'interroger, aucune enquête n'étant ouverte dans leur pays. Donc ils renoncèrent à me cuisiner à leur sauce…

C'est pourquoi l'enquête commence véritablement à Fribourg, for juridique de l'ensemble des affaires qui me concernent directement. Le commissaire principal, après son éblouissante démonstration de l'autre soir, laisse à ses deux subordonnés le soin de fatiguer la bête. Une sorte de corrida, mes deux flics jouant les picadors.

L'entrée dans l'arène commence par une séance de picotin de mauvaise qualité pour la machine à écrire, mon curriculum vitae. Tout le monde s'en fout, mais c'est un rite. Jusque-là je raconte.

Joye tape avec la méthode des deux doigts sur sa machine, un modèle antique au bruit épouvantable. Tous les renseignements administratifs y passent. Plusieurs feuilles s'amoncellent, mon nom, celui de mes parents, mon âge, mon lieu de naissance, mes maladies, ma rougeole, mes écoles primaire, secondaire, commerciale, universitaire, mes championnats d'échecs, mes leçons de tennis, mes aventures amoureuses ‑ top là, j'ai rien à dire ‑ ça continue des heures. Les inspecteurs s'intéressent même à mon malaise psychologique, à mes difficultés avec l'armée.

‑ On comprend que vous ayez été révolté par votre passage à Bellechasse. Ah, ces tribunaux militaires... Nous sommes tous pour la paix, n'est-ce pas... mais il faut bien apprendre à se défendre... mais c'est vrai, ce n'est pas une raison pour enfermer les gens...

Puis subitement, sans l'air de rien, joye entame l'attaque proprement dite :

‑ Voilà, Monsieur Bloch. Je pense qu'on s'est compris. Alors maintenant, comme disait le commissaire, il faut remettre les compteurs à zéro. Vous êtes jeune et l'avenir est devant vous. On s'explique. Pour vous faciliter la chose, on commence par le Jumbo. Tout le reste sera alors facile.

Joye attend ma réponse, l'œil caressant sa machine à écrire, prêt à lui bondir dessus à la moindre de mes paroles.

‑ Mais j'ai rien fait. Vous vous trompez...

‑ Menteur ! Menteur ! Menteur ! s'exclame Joye avec un plaisir oratoire évident. J'aime dire menteur aux gens, surtout quand j'ai raison. Et je vous le dirai souvent, Monsieur Bloch !

‑ Hervé, on perd notre temps à discuter avec cet intellectuel. La méthode forte donnerait peut-être de meilleurs résultats.

Je les fixe en pensant « mes cocos, si on en vient aux mains, je vous retrouverai à la sortie, question de temps et de moyen ». Le message silencieux semble passer.

Le brigadier Hervé Joye me regarde, sceptique. Percevant ma détermination, il hésite et ne partage pas l'avis de son collègue. Dans un petit pays, on retrouve facilement ceux qu'on cherche. Des fois que je serais rancunier. Il vaut mieux se montrer prudent, surtout avec ce qu'on me reproche : Assassinat ! Germain Collaud semble plus impulsif. Il regrette le temps des castagnettes. Par dépit, il s'est mis à jouer du tambour, histoire de taper sur quelque chose qui crie en cadence sous ses coups.

‑ On a toutes les preuves, Monsieur Bloch, pourquoi niez-vous l'évidence? Devant le tribunal, ce sera très mauvais pour vous. On peut encore s'arranger.

Par rapport à d'autres pays, en Suisse actuellement, les policiers sont polis et ne cognent pas ou rarement. Leur arme principale est la souffrance psychique. Utilisation de la torture dite blanche, pendant des mois, voire des années. Cela veut dire, isoler l'individu du dehors, mais aussi des autres prisonniers. Ce fut mon cas pendant presque une année.

 

 

Matons, promenade seul, inspecteurs, et visite en parloir vitré.

 

Les matons me conseillent paternellement de m'expliquer, ce serait tellement plus simple. Fini l'isolement, finies les promenades en solitaire.

Quant aux visites, encore un piège. Utilisation des sentiments pour faire craquer le prévenu. Je vois Claudia à travers des vitres, enfermé dans une sorte de petite cage en verre. Impossible de sentir son parfum, impossible de toucher même ses mains. Sa voix s'altère dans l'audiophone.

Sécurité. On explique à ma famille, à mon entourage, c'est pour la sécurité. Discours des flics, des matons, des juges. Vérité partielle, partiale, qui cache la torture par déprivation sensorielle.

Dans mon cas, cette technique ne donne pas les résultats escomptés. Je plane dans une sorte de délire, et le cinéma des inspecteurs finalement m'amuse. Je me crois dans une salle, tantôt spectateur, tantôt acteur dans un film d'action. Je suis trop motivé pour craquer. Je partirais plutôt en psychose, dans la folie délirante. L'aveu est névrotique.

Pendant trois semaines, ni habits de rechange, ni livres. Les matons gardent mes valises à la fouille.

‑ Problème administratif ! me répondent les gardiens.

Un jour je monte en pyjama voir le Juge. Il s'en indigne. c'est la première fois que quelqu'un lui fait ce coup là. Tout de même, c'est inconvenant !

‑ Donnez les ordres pour que je reçoive mes habits de rechange, et mes livres.

‑ Je ferai le nécessaire, Monsieur Bloch, mais la prochaine fois, venez habillé.

‑ Cela dépend de vous Monsieur Esseiva.

Quelques jours plus tard, les gardiens m'apportent enfin mes valises. J'entrepose mes habits dans des sacs en plastique à même le sol, car il n'y a pas d'armoire dans ma cellule. Mais pour moi, le plus précieux sont les livres. Je vais enfin retrouver les hommes de sciences, les écrivains, les chercheurs. La bibliothèque de la prison regorge de romans policiers et de bandes dessinées de guerre ou pornographiques. Mais ce n'est pas tellement mon genre.

 

 

Intermède : entre les mensonges, l'étude

 

Etudier en prison, c'est possible. Mais ce n'est pas simple, même en Suisse, malgré tout ce qui est dit, écrit, légalisé, prétendu.

Claudia, ma compagne, avait contacté toutes les universités romandes, pour que je puisse suivre des cours par correspondance et finir ainsi ma licence en sociologie. J'avais déjà passé la moitié des examens, avec un certain succès, obtenant la mention très bien.

Cependant, aucune université ne répondit favorablement. A ce niveau, les études par correspondance ne semblaient point prévues. Alors, à défaut, Claudia m'apportait à chaque visite des livres empruntés dans les bibliothèques neuchâteloise et biennoise.

Légalement, mon juge d'instruction ne pouvait s'opposer à mes études, et tout à son honneur, il ne le tenta jamais. Au contraire, il favorisa mes efforts. Mais du côté des gardiens, l'attitude s'avérait moins claire. Sous prétexte de sécurité, ils rechignaient à me donner des livres scientifiques dont ils ne comprenaient pas le titre. Au début, il fallut plusieurs interventions de mon juge pour arranger les choses.

Dans le domaine affectif, en revanche, le juge et les gardiens étaient bien d'accord.

‑ Je ferai tout pour les séparer, dit mon juge au père de Claudia.

Et en effet, il la fit arrêter pour des prétextes futiles, interdit ses visites, freina la correspondance, la conservant jusqu'à un mois.

 

Comme remarque provisoire, je dirais que la prison en Suisse est un savant mélange de civilisation et de barbarie.

Civilisation, car on ne détruit pas systématiquement les individus opposés au système, ni leur famille comme le conseillait Machiavel au Prince. On tente de gérer les contestataires, de les récupérer. Le recyclage des déchets, matériels ou humains, fait partie de nos mœurs. Pour moi, ce fut un avantage. Dans le cas contraire, je serais mort.

Barbarie car on refuse de changer le système, et l'on accepte un certain pourcentage de suicide, de folie, de maladie, de souffrance dans le bas peuple. Barbarie, car le discours ne suffit jamais. On ne convainc que par la force, par l'émeute, par la destruction. On m'écoute et me lit aujourd'hui parce que je fus violent dans le passé. Cette vérité est troublante.

 

 

Fribourg, une journée comme tant d'autres

 

06h00. Cellule. Lumière en pleine figure encore complètement endormie. Ça brûle les yeux. Dans le couloir, bruits de pas, bruits de grille, bruits de gamelles, bruit de guichet. C'est l'heure du déjeuner.

Je dors bien en prison. Je n'ai jamais aussi bien dormi. Et sans médicament. A dix heures du soir, je me couche et m'endors aussitôt. Le matin, dès qu'il y a la lumière, je me lève immédiatement, tire les couvertures. J'enfile rapidement deux trainings, deux paires de chaussettes et une grosse veste en laine. Température de la cellule, quelques degrés. Lorsque je souffle, je vois un petit brouillard sortir de ma bouche. Le chauffage de la cellule est en panne, depuis des années. Habillé, je m'assieds sur le gros tabouret fixé au sol. De la pile de bouquins sur la petite table, je tire un ouvrage et commence à étudier. Cette semaine, ambiance vacances. J'accompagne Darwin dans sa croisière autour du monde, en 1831.

Au début, mes études, c'était par bravade. Pour démontrer aux gardiens ma résistance, mon obstination, malgré les transferts, les interrogatoires, malgré mon isolement total. Point de valium et le moins de discussions avec les gardiens. Quasiment toujours leurs discours sont pourris et pervers. J'évite ainsi deux dangers, deux sortes d'intoxication qui émousseraient ma lucidité et ma combativité.

06h15. Mon guichet s'ouvre brusquement. Le maton est surpris de me voir déjà plongé dans la lecture.

‑ Bonjour !

‑ Bonjour.

Je pose mon livre ouvert sur la table, et vais chercher la gamelle fumante.

‑ Café ou cacao ?

‑ Café.

A Fribourg, les gardiens refusent de se baisser vers les guichets qui s'ouvrent dans les portes à la hauteur du ventre. Ils imposent cette courbette aux prisonniers. Au début, je n'avais pas remarqué cette astuce, et je me penchais vers le guichet pour voir le visage du maton et répondre à ses questions.

Maintenant, j'ai compris leur roublardise. Alors je fais comme eux. Je reste debout. L'autre ne voit plus que mes mains, et entend à peine ma voix.

Les geôliers sentent que j'ai bientôt fait le tour de leurs saloperies, ou presque, car ils trouvent toujours quelques nouveautés. Celui J'aujourd'hui pose sans autres commentaires le bout de pain noir et les portions de beurre et de confiture sur le petit guichet, à côté du café.

J'empoigne le plateau de métal, esquisse quatre pas à peine, et vais m'asseoir sur le lit. En général, je mange sur les couvertures, assis en tailleur. La table, je la réserve aux études.

Le guichet est refermé.

Sans un mot, je déjeune. J'y ajoute une bonne gousse d'ail, du miel et une tranche de fromage achetés à la cantine de la prison ou apportés par Claudia ou mes parents, lors des visites. Heureusement, sinon ma santé en prendrait un coup. Pas de soleil, pas de vitamines dans la nourriture, de quoi perdre dents et cheveux.

L'ail, j'adore en consommer en prison. Pour la santé, comme je viens de le préciser, mais aussi pour la terrible haleine qui en résulte. En bénéficient gracieusement les flics qui viennent m'interroger. Eux m'enfument de leurs cigarettes, ils m'en offrent parfois, et moi je les empeste de mon odeur d'ail. A défaut d'aveux, il leur reste tout de même un bon souvenir de la journée. Inutile d'ajouter que je les déteste cordialement. Le lecteur qui m'a lu jusqu'ici peut se rendre compte que je rends systématiquement coup pour coup. En prison, pour éviter la dépression, c'est le seul moyen que j'aie trouvé, et dans le genre je ne suis pas manchot.

En dix minutes, j'ai terminé mon petit déjeuner. Puis couché à plat ventre sur le sol, j'entreprends avec vigueur mes premiers vingt appuis faciaux de la journée. Finalement je me lave les mains et les dents au robinet placé juste au-dessus des toilettes.

06h35. Je reprends le livre de Darwin posé sur le lit.

07h30. Le guichet est ouvert. Je me lève. Quatre pas dans un sens. Récupération du bol vide et du plateau. Quatre pas dans l'autre sens.. Assis. Lecture. Ce rituel est devenu rapide, et se fait sans une seule parole, ni échange de regard.

08h00. Bruit de clé. Ouverture de la cellule. Trente minutes de promenade dans le couloir cellulaire, seul. Le gardien a déjà disparu derrière d'autres grilles. Il revient 30 minutes plus tard. Je rentre comme un automate dans ma cellule de béton. Toujours pas un seul mot d'échangé.

09h12. La cellule est subitement plongée dans l'ombre. Je me lève rapidement. Il faut que j'attrape le coupable de cette interruption, tant qu'il se trouve dans les couloirs. Là, il peut encore m'entendre. Sinon, je devrai attendre des dizaines de minutes, voire une heure ou plus, avant qu'il ne revienne.

‑ Gardien...

Trois coups de pieds dans la porte. Semelles de savates en caoutchouc contre métal. Effet médiocre, bruit sourd dans le couloir. Nouveaux cris.

‑ Gardien...

Trois coups de poings. Os, chair et peau contre de l'acier. Effet ridicule. Mains d'intellectuel endolories. J'arrête. Nouveaux cris plus forts, exaspérés.

‑ Lumière, s'il vous plaît !

Pas de réactions. Je dois hurler ce message plusieurs fois par jour, plusieurs jours par semaine. Il n'y a pas d'interphone en cellule. Bien entendu, les gardiens font la sourde oreille. Mes coups de pieds sporadiques contre la porte ne les dérangent guère. Dans leur poste de garde, ils sèchent leur deuxième litre en tapant le carton. Ces coups, un malade ? Un fou ? Qu'il crève, cet emmerdeur. A la bonne vôtre !

Bing ! Badaboum ! Bah, il se fatiguera à la longue. Peut-être qu'avant, un ivrogne en uniforme se décidera à aller voir ce qui se passe.

‑ Tiens, les animaux sont nerveux aujourd'hui dit en rigolant l'un des matons.

J'imagine Dali, gardien, boucher de métier, sourire sournoisement en disant cela à son collègue, mécanicien au chômage recyclé dans le gardiennage. Les geôliers fribourgeois, à part ceux du château de Bulle, j'ai appris progressivement à les haïr. Eux aussi et ils me le rendent bien. Mais ni la haine, ni le mépris n'apparaissent ouvertement exprimés. C'est typiquement suisse ! Dans le domaine de l'hypocrisie, nous sommes donc quittes.

Mais finalement je trouve une solution à ce petit problème électrique. Je frappe la porte de ma cellule avec un morceau de métal. Effet : nette amélioration dans les décibels, bruits stridents parfaitement insupportables. Astuce supplémentaire, je scande spontanément un air révolutionnaire connu : « Ce n'est qu'un début, continuons le combat ».

Magique ! Ce moyen tout bête marche à merveille, au-delà de mes espérances.

D'autres détenus, qui s'ennuient à mourir dans leur trou bétonné, m'accompagnent alors dans un vacarme grandissant. Cette brise d'émeute forcit, et se structure autour de cet air maudit en pays catholique.

Bruit de clé dans le couloir.

‑ Qu'est-ce qu'il y a là-dedans ? demande une voix agressive.

D'un coup le silence devient total. Tous les autres prisonniers écoutent. Peut-être du divertissement en perspective.

‑ Bloch, lumière, je veux étudier ! Je gueule tout aussi agressivement que l'autre.

Bruits de grille qui s'ouvre. Bruits de pas qui s'approchent de ma cellule. Bruits de clé dans la serrure de mon guichet. Affrontement en perspective. Visage rose cochon d'un gardien qui se penche, congestionné.

‑ Qu'est-ce qu'il y a, Bloch ? Ça va pas ?

Ça va très bien, au contraire. Mais j'aimerais étudier. Alors, arrêtez de me couper la lumière. Est-ce qu'il faut que je demande une audience au directeur pour ce genre de détail, ou bien est-ce que vous êtes compétent pour régler ce grave problème ?

‑ Mais non, Bloch, on s'est trompé. On n'a pas l'habitude, vous êtes le premier et le seul qui étudie toute la journée. Reposez-vous un peu comme les autres…

‑ J'ai pas le temps, et c'est pas à vous de me dire ce que je dois faire. Je ne vous emmerde pas, alors faites de même, d'accord ?

‑ Bon, bon... on va vous la donner cette lumière. Mais le règlement...

‑ J'aimerais bien le voir, ce règlement !

‑ On n'en a plus. Mais je sais que pendant la journée, normalement il n'y a pas d'électricité en cellule.

‑ Alors, je veux voir le directeur et...

‑ Mais non, on s'arrange.

‑ Bon, d'accord. Mais dites-le aux autres gardiens. Ça éviterait tout ce boucan.

Le gardien ne répond pas. Il se contente de fermer le petit guichet. Bruits de clé dans la serrure. Bruits de pas qui s'éloignent dans le couloir. Bruits de grille qui se ferme. Electricité dans la cellule.

Quelques minutes plus tard, je vogue à nouveau avec Darwin sur le Beagle en direction des Galápagos.

Mon combat pour défendre mon droit à l'étude dura plusieurs mois, grâce en particulier au soutien actif de Claudia. En janvier 1982, je pris directement contact avec mes anciens professeurs de l'Université de Neuchâtel. Par chance pour moi, l'un d'eux, Jean-Pierre Gern, était nommé doyen. Par lettre, il m'encourageait à reprendre mon destin en main et a retrouver le dialogue. Grâce à lui, je ne tombais pas dans une haine définitive. Il était prêt à venir me rendre visite, et à organiser la reprise officielle de mes études.

Cet échange épistolaire avec des représentants de l'Université de Neuchâtel fit reculer de quelques crans la barbarie fribourgeoise. Lumière et livres me furent dès lors accessibles sans restriction. Les gardiens se sentaient désormais dépassés. Les enveloppes venant de l'Université les impressionnaient beaucoup. Pour eux, j'étais soutenu en haut lieu. Dès lors ils devinrent prudents...

 

Heureusement les journaux entrent dans les prisons. La loi protège l'information, même dans ce lieu de misère. Par la presse, j'apprends que le procès Fasel s'ouvre aujourd'hui, 12 août 1981, à Fribourg. Intéressant pour moi. Je pourrai me faire une idée de ce qui m'attend, lorsque mon tour viendra. Je pense à Jacques. Il se promène libre en France ou en Espagne, profitant du soleil et de la mer. De le savoir libre me remonte le moral. Je pourrais aussi essayer de m'évader, mais je préfère suivre jusqu'au bout la lutte obscure de l'enquête.

Malgré la souffrance, j'y prends un certain plaisir. Masochisme... Je ne crois pas. D'un certain point de vue, on peut imaginer sa cellule comme un lieu de retraite, dans le sens mystique du terme. Une grotte. Un lieu de renoncement au monde. À partir de là, une évolution intérieure devient possible spontanément, à l'insu de soi-même, des gardiens et du système répressif. Paradoxalement l'emprisonnement de l'enveloppe charnelle prépare une délivrance psychique progressive.

A un niveau moins subtil, l'enquête ressemble au jeu d'échecs. Un match passionnant, mais dur, très dur. Mon juge Esseiva semble aussi apprécier cette sorte de joute. Au lieu de la prison, j'aurais pu le rencontrer sur un court de tennis. Esseiva me raconte son match contre mon frère Gérard, sur les courts de Marly. Malgré une hypocrisie prononcée, je lui concède le sens de l'humour et une tendance théâtrale de bon goût.

 

 

Le procès par défaut de Jacques Fasel

 

‑ Monsieur l'huissier, veuillez contrôler si l'accusé Fasel attend devant la porte? demande Esseiva en ouverture du procès.

Jean Neuhaus, l'huissier, incrédule regarde son président de Tribunal pour qui il voue une adoration sans borne. Les paroles de Monsieur le Président Esseiva sont sacrées. D'un mouvement de tête le Président insiste. L'huissier doit donc s'exécuter. L'huis s'ouvre. Mais l'évadé n'est pas revenu pour le spectacle guignol. Jacques a préféré la Costa Brava aux braves pandores et consorts fribourgeois. Il leur a même envoyé une carte postale. Joye, sympathique ou très retors, me l'a montrée quelques jours plus tard. Rêve.

Pour moi, pas d'enquête ces jours, car mes inspecteurs doivent figurer aux procès. Ils jouent le rôle de dénonciateurs, déposant sous-la-foi-du-serment-de-fonction.

Quelques jours plus tard, le 14 août 1981, verdict : vingt ans de tôle pour Jacques. En apprenant cela, il va se boire un bon coup de Calvados pour accuser le coup et porter un toast à son petit juge chéri. Pendant l'instruction, ils se sont promis mutuellement des balles. Pas de tennis, celles-là. Jacques pense plutôt aux balles de calibre 45 magnum. Le juge, plus modeste en restera au 9 millimètres réglementaires des flics. Ce sera théoriquement pour plus tard.

Pour l'instant, pour moi, ça va pas être du gâteau. Dans le judiciaire, les prix sont chers cette année. L'inflation frappe fort partout.

Jacques s'est expliqué. Il a tout dit aux flics, tout ce qu'il avait fait, ses motivations, son idéalisme. Il avait même avoué des casses qu'il n'avait pas commis. Fait assez rare pour être mentionné. Ces confidences loyales lui valent vingt ans. Dans ce cas là, autant se taire.

 

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