Retour au bal des menteurs, tourisme carcéral en Suisse romande

 

Alors, pendant quelques mois, l'enquête piétine. Devant mon mutisme, le juge, toujours très courtois lors de nos entrevues, accepte une nouvelle stratégie proposée par ses sbires. Me faire visiter des endroits encore plus dégueulasses que la prison centrale de Fribourg. C'est difficile, mais le canton en regorge! Vieilles taules sales, sans lumière, sans air, sans promenade du tout. Les anciens seigneurs s'y connaissaient dans l'art de la répression. Alors, visite des geôles d'Estavayer-le-Lac, de Bulle, et d'autres coins dont je ne connais même pas le nom.

Claudia, ma famille, mes amis, personne n'est averti de ces transferts intempestifs. Et lorsqu'ils arrivent à la prison, le samedi, pour les trente minutes de visite prévues, ils s'entendent répondre par l'interphone de service :

‑ Il n'est plus là, annonce sarcastiquement le gardien de garde.

‑ Mais il est où ? s'inquiète alors ma visite.

‑ On ne sait pas. Il faut demander à Monsieur le juge Esseiva. C'est lui qui a décidé.

‑ Pourquoi nous ne sommes pas avertis ? demandent les plus courageux de mes visiteurs.

‑ Sécurité, sécurité... caquette sentencieusement le gardien.

Pour les personnes qui m'aiment, des heures de voyage perdues. De l'angoisse et une certaine humiliation. Par ces procédés douteux dans un État qui se dit de droit, l'Administration pénitentiaire cherche à décourager l'entourage du prévenu.

Qu'on abandonne donc ce réprouvé. La justice s'occupera de lui.

En plus de ces procédés d'isolement social, l'enquête, c'est en général 23 heures en cellule pendant de très longue périodes, complètement seul, coupées subitement par des interrogatoires menés plusieurs jours de suite, et de nouveau isolement quasi total. Une drôle de danse psychologique, graduellement source de déraison.

Tout l'été 81, je le passe à l'ombre, dans le canton de Fribourg. Rien n'en sort. Mutisme et étude.

En septembre, l'enquête se poursuit à Lausanne. Je suis enfermé au Bois-Mermet. Les flics lausannois se prennent pour les meilleurs de Romandie. J'hérite d'un type qui se prend pour Clint Eastwood, le super flic que rien n'arrête. Par sa bouche, j'apprends que j'ai tué quelqu'un.

Cela fait une drôle d'impression. Accusé d'assassinat, rien que ça !

‑ Monsieur Bloch, je démontrerai que vous êtes coupable. Je ne suis pas comme ces paysans de Fribourg qui n'arrivent rien à tirer de vous.

Il me provoqua plusieurs fois. Par exemple, il oublia son arme dans un tiroir de son bureau et parti subitement une dizaine de minutes en me laissant seul sans menottes. Il espérait sans doute que je saisirais le pistolet et le prendrais en otage à son retour. Evidemment, il n'y avait plus de balles dans son arme, et je me serais fait allumer en beauté.

Un mois plus tard, le flic vaudois devra jeter l'éponge. Il passa encore quelques jours à Fribourg, pour essayer une dernière fois de me faire parler. Il essaya alors de jouer au pion d'école enfantine :

‑ Tenez-vous bien !

Je le regarde méchamment, et d'une voix haineuse lui réplique aussitôt :

Ça va la tête ?

À quarante-cinq ans, cet inspecteur vaudois n'avait jamais été remis en place et, en plus, devant des collègues d'un autre canton. Il tire brusquement la table sur laquelle j'étais légèrement accoudé. Je soulève mon bras, désinvolte, et secoue la tête. Piqué au vif, il se lève rageusement et vient vers moi. Joye et Collaud regardent la scène médusés. Le flic vaudois plus gradé qu'eux, leur en impose. Un pugilat s'annonce, ils ne veulent pas en être responsables mais me provoquent. Je me retiens d'accueillir le Vaudois par un poing en pleine gueule. Enragé, l'autre ne s'y attend même pas. Au dernier moment, je me contiens et une chose extraordinaire se passe. Comme la montée d'un orgasme, mais c'est de la haine qui monte. Jusque là et depuis lors, je n'ai jamais rien ressenti de pareil. Une montée de violence fantastique. Mon regard arrête pile le flic. Prudemment il retourne s'asseoir à sa chaise. Debout, probablement blême, je continue à le fixer haineusement, sans un mot. Je me gravais dans l'esprit : « Toi, sale flic, si tu m'emmerdes encore cinq minutes, je fais le serment de te tuer, même si je dois faire le tour de la terre pour cela. »

Mon message fut compris. Le Vaudois referma subitement le dossier, se leva, et dans un souffle me dit :

‑ Vous êtes fou !

Le lendemain, l'inspecteur Vaudois revint une dernière fois me voir juste pour me faire signer la fin de l'enquête. Depuis lors, je n'ai plus jamais revu Clint Eastwood. Pour se venger, il me confectionna un joli montage policier que je découvris quatre ans plus tard, lors de mon procès. Il avait falsifié des procès verbaux de témoins et me désigna lors de confrontations.

Mais je ne peux plus lui en vouloir. Il est mort entre-temps, abattu bêtement à 48 ans par un prisonnier en cavale à la Blécherette[X1] . Le hasard fit que je vis la scène à la télévision en direct, dans ma cellule en buvant mon café !

En octobre 1981, transfert à Neuchâtel. Un jeune policier, Werner Fluhmann, s'occupe de moi. Son vieux collègue, Crevoisier, renonce à venir aux auditions, il n'est pas dans le ton.

Début novembre, j'avoue une partie de mes délits. Expérience très difficile, la folie me guette. Je m'en veux. L'illusion de ma perfection vole en éclat. Je suis comme tous les autres, rien de plus. Idée de suicide, presque. Mais curieusement, l'aveu représente un assouplissement de mon psychisme. J'accepte désormais mes imperfections.

Mes aveux… Que sont-ils en réalité ? Calcul, évolution psychique, faiblesse, repentir sincère, prise de conscience... Un peu de tout cela. En revanche, une chose devient certaine : énormes emmerdements sociaux en perspective. Fluhmann me fait miroiter une liberté provisoire toute proche.

‑ Peut-être pour les fêtes de fin d'année.

En fait, mes aveux firent empirer ma situation. Mes amis taulards m'avaient pourtant prévenu. N'avoue rien ! Ils retourneront tout contre toi. Leurs promesses sont des mensonges. Leur sympathie, de l'hypocrisie. Il faut bien remplacer a torture, n'est-ce pas ?

Aujourd'hui je sais qu'ils avaient raison, mes copains prisonniers. Mais on n'apprend jamais que par soi-même. L'expérience des autres, on n'y croit pas, ou trop tard.

 

 

Mercredi, 11 novembre 1981, 08h00, prison de Neuchâtel

 

Coup de clé dans ma porte.

‑ C'est, la sûreté, m'annonce le gardien.

Son drôle de regard me déplaît. C'est la première fois que les flics viennent si tôt. Cela dérange mes habitudes et me crispe les tripes. Effet classique de la torture blanche, ou plutôt grise, c'est-à-dire un isolement et une déprivation sensorielle non totalement absolue, mais appliquée sur une très longue période. En Allemagne, la « Bande à Baader » en fit l'expérience douloureuse.

Six portes à passer. Le gardien me conduit à la salle des interrogatoires. Fluhmann et Crevoisier se lèvent à mon arrivée. Fluhmann semble catastrophé.

‑ Monsieur Bloch, asseyez-vous, nous avons une très mauvaise nouvelle à vous annoncer !

Je m'installe sur une des chaises, intrigué et tout de même un peu inquiet de cette mise en scène. Un problème dans ma famille ? Une nouvelle affaire contre moi ? Fluhmann m'observe, essaie de percevoir un affolement quelconque. Rien. Il m'assène alors la nouvelle.

‑ Jeff a été arrêté à la Grande-Motte !

Je conserve mon sang-froid et fais l'indifférent.

‑ Ah bon ! C'est vraiment dommage pour lui, dis-je d'une voix neutre.

Cette nouvelle m'est cependant des plus désagréables. L'enquête, déjà interminable, va se prolonger, se compliquer. Que va faire Jean-Franc ? S'allonger, tout nier, se suicider ?

Je trouvais de grandes forces à savoir les autres dehors, les imaginer profitant de la liberté.

Les deux inspecteurs ont fait cette belle mise en scène pour recueillir « à chaud » mon éventuel effondrement psychologique, entraînant d'autres aveux. J'encaisse ce coup sous leurs yeux faussement amicaux. Ils restèrent environ une heure, à discuter avec moi. Pour finir, les deux flics neuchâtelois se lèvent :

‑ Monsieur Bloch, promettez-nous une chose !

‑ Laquelle ?

‑ Ne vous suicidez pas.

Était-ce sincère ou une suggestion déguisée ? Je ne l'ai jamais su.

En partant, Fluhmann me tend la Feuille d'Avis de Neuchâtel

‑ L'arrestation a fait du bruit. Des gros placards annoncent la nouvelle à tous les kiosques du canton. En tout cas, votre équipe fait vendre les journaux ! En effet, en première page, une énorme flèche rouge pointe le portrait de Jeff. En blanc s'inscrit dans la flèche rouge, le nom de Jeff.

 

Résumé de l'article :

 

« Après plus de trois ans de cavale, Jeff arrêté à Montpellier. Jeff (nom fictif), 28 ans, de Neuchâtel, un bandit réputé comme particulièrement dangereux, soupçonné d'une série de graves délits criminels, a été arrêté, lundi, peu avant midi, dans une station balnéaire, près de Montpellier… Il a été intercepté par des agents de l'Office central de répression contre le banditisme...

Le 27 janvier 1976, Jeff avait été condamné à une peine de quatre ans de réclusion par la Cour d'assises du Canton de Neuchâtel pour l'attaque du bureau postal d'Enges commise le 3 octobre 1974. Il avait bénéficié de la complicité de sa femme Françoise qui subit une peine de 18 mois avec sursis.

Jeff, issu d'une famille honorable, très éprouvée par les méfaits de leur enfant, a commencé à sévir dès son adolescence. Ses premiers délits remontant à 1973. On le considère comme un mythomane, un truand à la fois minable et particulièrement dangereux, circulant armé jusqu'aux dents et décidé à ne pas se laisser prendre vivant. C'est ce qui explique la prudence dont ont fait preuve les policiers qui viennent de l'arrêter par surprise, alors qu'il sortait du bateau, afin de l'empêcher d'opposer une résistance mettant en péril la vie d'innocents témoins. Au début de sa carrière criminelle, il se faisait passer pour un héros de l'espionnage, un « Combattant de l'ombre » chargé de mystérieuses missions a l'étranger... Puis, il passa aux vols simples avant de se consacrer aux actes de brigandage...

L'arrestation de Jeff permettra-t-elle d'éclairer les actes de brigandage commis à Neuchâtel et ailleurs et restés jusqu'ici impunis ? On pense surtout au fameux trio Jeff, Bloch, Fasel, qui se réclame volontiers d'idéaux anarchistes, bénéficiant ainsi de l'admiration de certains milieux et même de leur soutien moral. Attendons d'abord que Jeff soit extradé en Suisse, sous bonne garde, pour en savoir plus long sur les « mystères de Neuchâtel ».

 

Fluhmann et son collègue me serrent la main.

‑ Bon, nous on doit continuer notre journée. Vous pouvez garder le journal, pour vos archives !

Fluhmann se veut un peu ironique, mais en fait il semble éprouver une certaine sympathie pour moi malgré son appartenance à l'autre camp.

Les six portes dans l'autre sens. Retour en cellule. S'allonger, récupérer, réfléchir.

Jean-Franc, mais qu'est-ce qu'il foutait à la Grande-Motte ? Le coin le plus dangereux pour lui ! Cette remarque me fait penser à ma propre démarche. Moi aussi, je suis resté à l'endroit le plus exposé. Les policiers étaient déjà venus une fois chez mon psychanalyste pour m'y arrêter; ils me manquèrent de peu. Pourtant, je suis retourné au même endroit, que je savais pourtant surveillé, et j'y ai vécu une année encore, juste le temps de terminer mon analyse. En fait, tous les deux, nous étions partiellement suicidaires. Je n'ai pas commis des hold-up pour m'enrichir, mais pour me détruire socialement. Si j'avais fait cela pour l'argent, il y a longtemps que je serais dans les îles, à me la couler douce. Je n'aurais pas attendu à Paris la venue des flics, et cela par deux fois. Le contraste entre le monde que je vénérais, celui de mon enfance, et la nature amorale et dépourvue de tout but au sein de laquelle je vivais, avait failli me faire crever. Je devais guérir impérativement cet ulcère psychique qui ensanglantait mon cerveau.

Après la psychanalyse, la prison me devenait un lieu de ressourcement. Guérir prend beaucoup de temps.

Jeff fut condamné en France à huit mois de prison pour port d'arme et faux papiers. Il vivait sur un voilier. Son magnifique treize mètres fut séquestré.

L'instruction reprit alors de plus belle. Comme cadeau de Noël, le 21 décembre, Esseiva fit arrêter mes deux frères, dont un âge de moins de seize ans ! et Claudia. Ma mère faillit en mourir. Même mon avocat fit un bref séjour dans les geôles fribourgeoises.

‑ Monsieur Bloch, si vous ne parlez pas, tout le monde restera en prison, des mois s'il le faut me menace Esseiva, descendu spécialement à la prison centrale.

‑ Je ne traite pas avec des gens qui se comportent comme les nazis répliquais-je de manière cinglante. J'ai rien à vous dire. Je veux retourner en cellule.

Mon regard se fait meurtrier. Ma haine totale devient patente. Je risque de lui sauter dessus, et il le sent.

‑ Avant de partir, je vous signale que j'ai la mentalité de Guillaume Tell.[1]

En clair, s'il arrivait le moindre pépin à ma famille, ma compagne ou mon avocat, je les retrouverais. Trois jours après, tout le monde était libéré mais, depuis ce coup de force, je n'ai plus jamais discuté avec les Fribourgeois, et encore aujourd'hui il me reste un contentieux haineux à leur égard.

Mon avocat renonça alors à son mandat. Me défendre devenait périlleux. D'ailleurs, dans le canton de Fribourg, le défenseur ne peut rien faire jusqu'au procès, et là, on muselle complètement la défense. Autant dire qu'en réalité, l'avocat n'est qu'un alibi, un auxiliaire de la justice, comme certains aiment à se définir.

Dans le cadre de l'enquête, on me mit sur le dos plusieurs autres hold-up, qui concernaient directement notre mouvance. Je raconterai les deux dernières attaques, particulièrement pour leur aspect spectaculaire.

Après ces longs mois en cellule, un peu d'action.

 

 

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[1]    Héros légendaire suisse. (Expliquer l'histoire de la flèche cachée…).


 [X1]            Les circonstances sont pour moi assez mystérieuses. En effet, celui qui le tua était mon voisin de cellule dans le pénitencier de Bochuz. Il tentait pour la deuxième fois de s'évader.