Le vieux s’appelait Pittet. Il me trouve apte au travail et me donne le « choix » entre la mancherie et l'imprimerie, faire des manches de pioche ou coller des enveloppes.
- Monsieur Pittet, ce qui m'intéresse surtout c'est de terminer mes études universitaires.
- Oui, oui. Mais d'abord deux mois d'observation dans les ateliers. Vous savez, le travail manque à l'extérieur. Ici, nous sommes avantagés, nous pouvons en donner à tous les pensionnaires. Alors, profitez de l'aubaine, travaillez dur.
Pour préparer ma réinsertion, Pittet envisageait de me faire coller des enveloppes pendant dix ans. Tous les Jours ouvrables. Assis dans l'atelier de l'imprimerie, en habits de bagnard, jute grossière, coupe incertaine, je contemplais mes enveloppes. De grandes enveloppes jaunes utilisées par les diverses administrations cantonales - impôts, amendes d'ordre, fichiers de police. Le premier jour, j'en ai collé une bonne centaine. Eugène, un vieil escroc, me regardait du coin de l'oeil. On s'est parlé plus tard.
Ce travail était si débile que j'en devenais malade. Il devenait clair que je n'allais pas souscrire au projet «pittétien». Progressivement je détournai le pliage au profit de la discussion, des jeux de mots, des cartes. Un jour, je décidai de faire du travail négatif. Pas beaucoup, pour éviter de me fatiguer.
Dans la chaîne des plieurs colleurs - le taylorisme frappe même en prison - au lieu de ranger les enveloppes dans un carton, je les déchirais et les jetais à la poubelle. Gérard, un hold-upeur italien né en Suisse, continuait de les coller distraitement. Il ne s’était pas aperçu du sort déchirant de son travail.
- Tu vois pas qu'y t'les déchire, pourquoi tu continues à les plier ? lui dit un de ses amis, interloqué et agacé.
Gérard regarde distraitement les enveloppes déchirées dans la corbeille, puis tourne son visage vers son copain.
- Moi, je fais mon boulot. Cela me change les idées. je me fous complètement de ce qu'on fait de mes enveloppes ... Quand je pense qu'elles servent aux flics pour les amendes ... Subitement, il se met aussi à les déchirer.
Avec Gérard, Bernard, Michel, une bonne équipe se formait. Un jour, nous avons trouvé une solution pour supporter la débilité complète du travail et du gardien. Avec le papier, la colle, les ciseaux, et notre vitalité, création d'un atelier surréaliste. Confection de chapeaux, couronnes, tiares, cravates. Je fus couronné roi Ubu. Un vieux Belge se transforma en cardinal. Nous eûmes aussi un haut gradé de l'armée rouge, et un ex-roi des Indes.
Dans ses nombreux articles répressifs le règlement n'avait pas prévu ce genre de débordements. Le gardien impuissant constatait la progression inquiétante de notre délire collectif et de notre bonne humeur irrésistible. Il n'osait plus venir à notre table et pensait que nous étions à moitié fous. Nous rigolions comme de jeunes collégiens, dépassant la situation carcérale grâce à un humour total.
Pour évoquer la marche du temps - chaque jour nous rapprochait de la liberté - nous avions collé une pantoufle au plafond. Accroché à cette chaussure, un long bois, terminé par une horloge en papier, se balançait mollement sous nos pichenettes désabusées. Un jour, un coup trop fort porté par un prisonnier pressé de sortir, l'arracha de son support.
- 0h temps suspends ton vol ! s'exclama notre cardinal lorsque, levant les yeux au ciel, il vit le pendule s'écraser contre la fenêtre, brisant dans son agonie une vitre, propriété de l'Etat.
Jamais sans doute Lamartine ne fut cité avec autant d'à-propos. Extasié, le cardinal continua :
- Assez de malheureux ici-bas vous implorent : coulez, coulez pour eux; prenez avec leurs jours les soucis qui les dévorent; oubliez les heureux.
Bien entendu, le gardien ne goûta point la casse de son carreau. Il voulait connaître le responsable. Notre silence lui fit comprendre que, de nous, il ne tirerait rien. Il battit en retraite. A la fin du mois, notre misérable pécule fut amputé du verre cassé. Pour chacun de nous, le salaire de deux jours de travail.
Je subis ainsi tant bien que mal mes premiers mois de pénitencier. Mais je recherchais des solutions plus satisfaisantes. Ma survie en milieu carcéral passait par la possibilité de poursuivre mes études. Le contact livresque avec la fleur intellectuelle - philosophique, spirituelle, scientifique, politique - de l'humanité m'était un antidote puissant à la crétinerie locale.
Les gardiens se font bourrer le crâne de théories éducatives en faveur des prisonniers qui sont alors perçus comme des sous-hommes. En effet, l'idéologie pénitentiaire propose au surveillant de créer chez le prisonnier le désir d'être propre dans sa personne, ses vêtements, son logement. Le surveillant doit provoquer chez l'homme - le détenu - des habitudes saines, au niveau du travail et des loisirs, respect des horaires, obéissance aux ordres. Les autorités pensent même qu'il faut donner aux prisonniers l'habitude d'un choix équilibré de sa nourriture, élément non négligeable de sa liberté future. Ainsi, les « penseurs de la répression » nous ont cuisiné une « éducation au manger », une « responsabilisation de la nourriture ». Il ressort de tout cela que le détenu n'est rien et que, grâce au directeur, au service médico-social, aux gardiens, il deviendra un homme digne de la communauté.
Il va sans dire que mes parents m'avaient appris la propreté, la saine alimentation, le respect des horaires et l'obéissance aux ordres sensés. Ma révolte ne se basait pas sur ces points, et toute la stratégie carcérale me concernant comme bien d'autres prisonniers d'ailleurs - n'avait aucun sens. En fait, tous les discours des autorités cachent la nocivité des conditions actuelles de l'emprisonnement.
La prison désapprend à aimer, à négocier, à manger, à travailler. On y entre avec un ou deux « défauts » sociaux ou psychiques, tout le reste de sa personnalité est normale. En revanche, on en ressort avec dix ou vingt vices supplémentaires, à l'état latent ou actif. Aller en prison, c'est comme entrer dans un hôpital pour une jambe cassée, et être enfermé dans le pavillon des infectieux, où le sida, la peste, la rage et toutes les maladies de la terre s'y trouvent concentrées.
Peut-on encore raisonnablement s'étonner des taux de récidives, de l'échec presque total de la réinsertion sociale des prisonniers ?
Je résistai donc en partie à cette destruction provoquée par
la prison au moyen de l'étude, par l'utilisation intensive d'un ordinateur
personnel, et grâce au maintient de contacts intenses avec les gens non pollués
par le système pénitentiaire. J'ai eu la chance de pouvoir discuter souvent
avec certains assistants sociaux, des gens de
En général, les détenus prennent des animaux, surtout des perruches, pour briser leur solitude. D'autres tiennent un journal, lisent, écoutent de la musique. Quelques-uns se mettent à l'informatique. Ce fut mon cas.
En prison, l'ordinateur prit pour moi une place extraordinairement importante. De manière imagée, dans l'univers culturel, les analphabètes marchent. Ceux qui savent lire et écrire voyagent en voiture. Les utilisateurs d'ordinateurs se déplacent en avion ou même en fusée.
Pourtant, avec ces machines s'installe d'abord une relation de conflit. En effet, ce n'est pas toujours facile de faire fonctionner ces bestioles. Elles ont leur caractère, et il vaut mieux le respecter. A la moindre erreur, l'ordinateur se bloque et émet un couinement plutôt désagréable.
Pendant trois ans, J'ai vécu en promiscuité totale avec ce dernier-né de la technologie moderne. Enfermé nuit et jour avec cette machine, elle en devint le prolongement de mon intelligence. Une sorte de mémoire vivante, qui met de l'ordre dans mes connaissances.
En cellule, surtout quand on n'est pas encore jugé, tout devient flou. Le cerveau commence à chauffer dans l'incertitude totale. Mon ordinateur me permettait de créer des zones de certitudes, de connaissances.
Son nom m'a toujours semblé digne de ses facultés. Il provient d'un mot théologique, tombé en désuétude depuis six cents ans. Dieu était le grand « Ordinateur » du Monde, c'est-à-dire celui qui met de l'ordre selon un plan. Le terme, modestement, fut jugé digne des machines nouvelles dont on pressentait l'avenir.
Mes connaissances en traitement de texte me permirent même une ouverture sur le monde extérieur. La direction du pénitencier ne s'opposa pas à mes travaux pour l'extérieur. Elle permit à mes clients, des doctorants, des chercheurs d'Université ou de l'Ecole Polytechnique Fédérale de Lausanne, de venir me rendre visite pour me donner leurs différents travaux. Au passage, je dois remercier les postiers. Ils n’égarèrent pas une seule lettre ni colis qui partaient pourtant d'une prison. Leur conscience professionnelle ne fut jamais prise en défaut. En les attaquant, je me suis trompé de cible. Erreur de jeunesse que je regrette sincèrement aujourd’hui. Le combattant doit choisir soigneusement ses cibles…
Le mobilier de ma cellule n'était pas du tout prévu pour accueillir les appareils modernes. J'ai dû choisir entre manger sur la table ou y installer mon ordinateur. Les gamelles finirent sur le tabouret, et moi sur le lit, assis en tailleur. Pendant trois ans, je mangeai de cette façon.
La présence de l'ordinateur dans ma cellule changea toute ma perspective de vie. Je me sentais ignorant en face de cette nouvelle création technologique. D'abord, apprendre à utiliser les programmes, puis en créer, enfin gérer des banques de données. Perspective de plusieurs années de travail intense et captivant.
Mon ignorance me semble plus grave que mon emprisonnement. Je reste désormais par calcul, non par rémission psychologique. Je me suis baptisé d'un nouveau terme, « semi-volontaire ». Volontaire parce que je ne cherche pas a m'évader, alors que je le pourrais; semi, parce que je ne suis pas venu de moi-même en ce lieu d'infamie. Ce néologisme dans le vocabulaire carcéral me donne un avantage considérable. Ce simple changement de perspective me permet de nettement mieux tenir face à la pression de l'emprisonnement. Désormais, au lieu de subir l'enfermement, je le gère. J’ai des études à terminer, l'informatique à apprendre, des livres à lire.
Subitement, mes journées passent beaucoup plus vite. Enfermé vingt heures sur vingt-quatre dans un local minuscule, je ne parviens plus à réaliser tout ce que je désirais faire au lever du jour. Au début, mes autres compagnons croyaient que je plaisantais lorsque je leur disais ne plus avoir de temps à perdre. Lorsque ma porte était ouverte, coincée simplement par un linge, ils venaient parfois me rendre une visite amicale.
Trois coups contre la porte.
- Daniel, je peux entrer, je ne te dérange pas ?
J'émerge de ma lecture. Il est déjà dix heures. Les boulangers rentrent en cellule. Je connais bien leur horaire. Pendant trois mois, j'ai travaillé avec eux tous les jours. L'ambiance y était excellente, surtout à cause du gardien Pasche, qui se considérait plus comme patron boulanger que comme maton. Mais pour moi, l'horreur c'était l'horaire. Deux heures du matin à dix heures, ça laisse des souvenirs de levers difficiles, particulièrement l'hiver et surtout pour l'intellectuel endurci que je suis. Au passage, un coup de chapeau pour tous les boulangers du monde !
Je vais encore le samedi à la boulangerie, pour renforcer l'équipe car, le dernier jour de la semaine, en moins de temps, il faut produire le double de pain. J'ai donc la chance d'étudier du lundi au vendredi et vais travailler le samedi matin.
Stanko, un homme dans la trentaine, yougoslave, qui dans un moment de folie passionnée tua son amante, entre, des traces de farine sur le visage.
- Viens pas trop près de mon ordinateur, la poussière de froment, c'est pas très bon pour mes disquettes ! Tu veux un café ?
Stanko s'assied au bout du lit.
- Non, du thé. Je dois aller dormir. Aujourd'hui on a eu beaucoup de travail. René est malade et il n'a pas pu venir. On n'était que trois avec Pasche, et en plus on a dû préparer des sandwichs pour la colonie.
- Oh là là ! Je comprends ta douleur.
- Et j'ai les visites, cet après-midi. Je ne veux pas décevoir mes trois petites filles et ma femme en étant complètement crevé.
- T'as bien raison. Dehors, beaucoup de gens ne pensent même pas à cela. Ils se voient n'importe comment, souvent sans se préparer à rencontrer l'autre. Ainsi, leur amour finit pas s’user.
Chaque fois qu’il vient, Stanko regarde avec envie mon énorme philodendron qui rampe au plafond en direction de la fenêtre, accroché à des ficelles sur deux mètres au moins. C'est mon calendrier vivant. Chaque deux mois, il me fait une grosse feuille, d'abord vert tendre, puis vert bouteille très foncé. J'ai admiré la naissance de dix-huit feuilles, déjà. D'autres plantes vertes donnent à ma cellule l'aspect d'une serre chaude et étroite.
- Quand tu partiras, j'ai réservé ta cellule. Tu me laisseras tes plantes ?
- Ecoute, je ne suis pas encore loin...
- Si, si. Comme je te connais tu t'en tireras bien.
- C'est gentil de penser ça. Pour la cellule, tu te débrouilles pour l'avoir. Les plantes, je les laisse, sauf cette petite que j’ai promise à François.
Puis automatiquement, je me tourne vers mon ordinateur, posé sur la table devant la fenêtre. Mon bout de lit me sert de siège. Assis en tailleur, je me sens scribe égyptien, troquant le papyrus contre l'écran cathodique, le calame contre le clavier. Stanko sent que je suis parti dans mes pensées. Fatigué, il se lève doucement, va laver sa tasse au lavabo vers l'entrée. Mon imprimante commence à débiter le texte que j’ai sécrété dans ce début de matinée.
- Daniel, j'admire comment tu prends la prison. Je vois que tu ne t'emmerdes jamais, me dit Stanko.
Aujourd'hui, je viens de me rendre compte de l'importance que peut revêtir un simple carnet destiné aux rendez-vous, ou aux diverses dates importantes. Depuis deux ans et demi, j'en suis totalement privé, au point que ma mémoire flanche en ce moment pour trouver le mot qui le désigne précisément. J'ai à l'esprit, « mémento », un carnet de mémoire, mais je sais qu'il me faudra le secours du dictionnaire, ou d'un camarade, pour retrouver le mot. Drôle de sensation, se rendre compte de l'oubli d'un mot aussi banal. je m'aperçois aussi que seule une catégorie de gens bien déterminés possèdent ce fameux carnet. En général, les enfants, les femmes au foyer, les fous ne le possèdent point. Et aussi les prisonniers. En réalité, ce carnet est la preuve que son possesseur peut ou désire, dans une certaine mesure, gérer son temps de vie.
Le jour de mon arrestation, je l'ai jeté dans une poubelle. Je pressentais que, pendant longtemps, mon temps de vie sociale serait foutu. Ce fameux carnet est la joie des policiers, une véritable aubaine pour ces fouineurs professionnels. La destruction de mon carnet était complètement inutile. Les deux inspecteurs suisses, très prudents, en avaient fait consciencieusement de belles photocopies (qui se révélèrent peu utiles, au demeurant, car je n’y écrivais que les choses banales). Mais pour moi, inconsciemment, je marquais le moment de rupture totale entre ma vie « libre » et celle de prisonnier qui allait commencer.
Quand j'y repense, ce carnet contient combien d'adresses, d'amis, d'amies, et peut-être même d'ennemis ! Combien d'histoires d'amour, de haine, d'histoires tout court, d'affaires claires, d'affaires louches. Mémoire de papier.
Pour revenir à mon carnet, je sens que j'en ai de nouveau besoin. Je revis, bien que toujours plongé dans ce maudit monde carcéral. La société m'a déçu. Pas les êtres humains, j’en ai rencontré d'admirables, ma famille, ma compagne, Philippe, Léo, Jean-Pierre, René, Jean-Luc et tant d'autres.
Dans deux mois, à l'occasion de la nouvelle année, je recevrai à nouveau ce carnet, symbole dérisoire d'une petite liberté, celle de prendre des rendez-vous, de noter des services à rendre.
Depuis que j'ai pris conscience de ma finitude, gaspiller mon temps m'apparaît une chose peu sensée. L'agenda retrouvé me remet dans le cours du temps, dans le temps social, celui qu'on partage avec d'autres.
Je n'ai pas dormi de la nuit. Première sortie-conduite de 14 heures avec Jean-Luc, l'assistant social. Un des gardiens a parie une bouteille de whisky avec lui que je ne rentrerais pas.
A six heures du matin, je retrouve mes habits civils. Trois ans et demi sans les voir! J'ai une immense joie de retrouver la liberté, mes parents et Claudia. En quatorze heures, je rattrappai trois années de solitude. Ce fut très dur de revenir. Mais j'avais donné ma parole d'homme à Jean-Luc.
Mes journées d'études
La prison possède plusieurs avantages, dont celui de permettre les études, et surtout les recherches personnelles. Le pénitencier de Bochuz respecte pour ses « pensionnaires » le droit aux études. Il y faut du temps et passablement de persévérance, mais à la fin, celui qui le veut réellement, peut étudier.
Si par bien des côté les études peuvent paraître comme une planque, ce qui est vrai, elle exige du prisonnier une ascèse assez drastique, et une solitude sévère. J'ai passé des centaines de jours complètement seul, et heureusement, je pouvais tout de même téléphoner une demi-heure par jour, ce qui me permettait de changer un peu mes idées. Le sport contribuait aussi à conserver mon équilibre mental.
Les journées d'étude en prison ressemblent à celles des autres étudiants. Mais sans loisirs et une immobilité corporelle presque totale. On peut comparer la vie d'un prisonnier à celle d'un handicapé. J'ai souvent eu d'excellents contacts avec les infirmes, car je ressentais dans ma chair leur situation. Eux comptent sur les miracles de la médecine pour améliorer leur situation, nous, sur les libertés conditionnelles et les grâces.
J'ai découvert ce parallélisme par la jeune Chambre Economique de Lausanne. Fouad, un mal-voyant très dynamique, relativisait par son courage notre propre malheur. Cela nous sortait de nos problèmes personnels et donnait une autre dimension à nos vies.
Mais, si j'ai relativement bien «supporte» la prison, c'est essentiellement grâce à l'étude, et au soutien de certains de mes professeurs de l'Université de Neuchâtel, qui m'aidèrent admirablement bien. Ils se dévouèrent jusqu'à me rendre visite et à m'apporter les livres et les cours nécessaires. Certains, comme Jean- Pierre, Tony, René et d'autres consacrèrent plusieurs demi-journées pour m'encourager, me stimuler intellectuellement et me transmettre les matières d'examen.
Bien que l'organisation matérielle du pénitencier soit des plus acceptables, l'ambiance psychique et intellectuelle y est glaciale. Elle fige littéralement la vie mentale du prisonnier, qui doit fournir un effort considérable pour se sortir de cette torpeur. A Fresnes, la division des étudiants rassemble au moins une centaine, ce qui permet une sorte d'ambiance d'internat, une émulation. A Bochuz, non par la volonté des autorités, mais à cause de la dimension cent vingt prisonniers contre deux à trois mille pour Fresnes - les étudiants partagent la division avec ceux qui refusent de travailler et es fous exclus par les hôpitaux psychiatriques.
je ne sais si cette proximité est voulue, s'il y a assimilation volontaire entre les fainéants, les fous et les étudiants. Bien entendu, l'ambiance de travail intellectuel s'en ressent énormément. J'ai progressivement obtenu de rester en cellule, et de m'isoler de l'ambiance de la division A.
L'université de Lausanne nous envoyait les livres que nous demandions à André, prisonnier -bibliothécaire de Bochuz. Ce service était remarquable, tant du point de vue interne qu'externe. En quelques jours, nous obtenions n'importe quel ouvrage.
J'aimais beaucoup aller à la bibliothèque. On pouvait y respirer une ambiance de liberté. Pas de gardien. Discussion avec les aumôniers et les assistants sociaux qui passaient.
Pour les gardiens et la direction, j'étais une drôle de bonhomme, perçu comme plutôt dangereux. Ma position était ambiguë. D'un côté, j’étais présenté comme «l'étudiant universitaire» de Bochuz, aux brillants résultats. L'exemple vivant des possibilités d'études, voire de hautes études, que l'on peut poursuivre en prison. De l'autre côté, je défendais avec acharnement le moindre de mes droits, exigeant toujours le respect des lois et règlements, notamment pour les études, les visites et les téléphones. Ce côté râleur me valait l'inimitié sourde de quelques gardiens jaloux qui, à plusieurs reprises, demandèrent mon transfert dans d'autres pénitenciers. Heureusement mes appuis et mes qualités de négociateur brisèrent chaque fois ces menaces.
Malgré mes positions d'athée, je fus toujours soutenu par le Pasteur Dony, aumônier du pénitencier. Avec lui nous avons partagé de nombreuses heures de discussion. Les véritables chrétiens m'aidèrent véritablement, même à l'intérieur de l'Université. Ils me donnèrent un magnifique exemple de solidarité humaine que je ne suis pas près d'oublier.
Ce fut une magnifique expérience, et aussi une véritable rencontre humaine. Enfin, des gens au regard neuf, de bonne volonté, qui venaient nous rendre visite, puis partageaient avec nous certains problèmes.
J'ai passé d'excellentes soirées avec les «jaycees» de Lausanne. A leurs contacts, la haine des institutions, des gardiens, de la société suisse diminuait, se nuançait. En prison, le manichéisme guette le détenu. Le monde devient noir, les prisonniers blancs. Puis, l'enfer c'est les autres. Il n'y a plus que moi de blanc. Une haine généralisée et totale.
Cette jeune chambre Economique en prison est une première européenne. Ses membres considèrent que la personne humaine est la plus précieuse des richesses. Une telle pensée prend une importance particulière dans un lieu où les individus sont considérés comme des rebuts, des déchets, de la merde. Rencontrer tout à coup des gens qui viennent avec amour, respect, amitié, dynamisme, cela me changeait des gardiens veules, de la direction hypocrite.
Les jaycees lausannois ont réactivé mes désirs d'adolescent de servir l'humanité et de dépasser l'égoïsme renforcé par les conditions de détention. L'isolement pendant des années en cellule n'améliore évidemment pas les problèmes relationnels. Souvent, les prisonniers sortent individualistes forcenés, n'ayant plus aucun sens de la diplomatie entre individus.
Comité élargi de la jeune Chambre. Discussion sur la dernière rencontre avec les jaycees de Lausanne de la commission «prison» et bilan.
Cette année, les membres du comité se trouvent presque tous dans le couloir C, les fenêtres y sont plus grandes et les barreaux moins solides. La direction y parque les éléments «sûrs», ceux qui en principe ne s'évaderont pas, se tiennent tranquilles, sont polis et travaillent bien. La vue sur la campagne environnante est à ce prix. je l'ai payé, car ne rien voir pendant des années, ça rend complètement gaga.
Deux surveillants viennent ouvrir les six portes des prisonniers, membres du comité. Chaque détenu se rend seul à la salle 311 réservée à la jeune Chambre. J'y ai mis deux plantes vertes et fait poser un panneau en bois, un cendrier, et deux grands posters.
- Bloch, ne les laissez pas dans cette salle. On vous les volera, me conseilla un gardien.
Pourtant, pendant trois ans, rien ne disparut, sauf le cendrier qui fut remplacé deux fois. Comme je ne fume pas, peu m'importait.
Comme d'habitude, les gardiens ouvrent en retard.
- Quand c'est pour venir nous boucler, vous êtes toujours à l'heure! mais pour venir nous ouvrir, c'est une autre chanson, proteste Eric, sans cesse à l'affût pour remettre en place les matons.
Lorsque la porte s'ouvre, je ne suis jamais prêt. je dois encore sauver mes textes sur l'ordinateur, puis prendre le thermos de café, les biscuits, la crème. En tant que président, j'essaie de rendre nos rencontres les plus conviviales possible. Lorsque des hommes acceptent de manger ensemble, ils deviennent gentiment amis. Même les meurtriers, qui sont les gens les plus agréables en prison. jamais d'histoire avec eux, ils sont corrects. Le contact avec la mort leur a appris la vanité stupide des petites magouilles à la con que les camés, les petits voleurs, les escrocs cultivent la journée entière.
Sur les tables rectangulaires brillent les flammes de grosses bougies multicolores. Michel, un bon Helvète condamné à vingt-cinq ans de prison, nous offre de délicieux canapés au saumon, préparés en cellule grâce au contenu des paquets de Noël. Bruno, ancien soldat français stationné dans les points chauds d'Afrique, ayant récolté dix-huit ans de prison lors d'une excursion touristique en Suisse, sert le café chaud pendant que j'entame mon petit discours de fin d'année en tant que président d'une vingtaine de prisonniers qui essaient, de lutter contre l'avachissement et l'infantilisation des pénitenciers suisses.
Il est 18h45. La séance est ouverte. je commence par un rapide bilan de nos activités. je tiens à remercier Michel, de la commission jouet. La production est en constante augmentation, et cette année nous avons pu envoyer des trains et des réveils à de jeunes enfants démunis. Les bougies vendues aux visites ont rapportés 256,50 francs. Grâce à Fouad et Rossinyol, nous avons reçu du chocolat que nous avons redistribué à tous les prisonniers des EPO, avec un message d'amitié personnalisé, grâce à la commission Ordinateur. Remerciement à Jean-François pour l'impression des deux cent -treize lettres d'accompagnement.
J'aimerais encore souligner que, pendant deux ans, aucun
problème de discipline n'est à déplorer dans nos rangs. Ni bagarre, ni fumerie
de drogue, ni saoulerie. Pourtant, presque tous les soirs pendant deux heures,
aucun gardien ne nous surveille. Ce succès permet à nos amis de Lausanne de
nous soutenir activement dans leurs contacts avec la direction car, il faut
bien l'admettre, nous sommes encore fort limités dans nos relations avec
l'extérieur et, dernièrement, la fermeture des couloirs nous empêche même de
nous rencontrer entre membres de
- Je vous présente Mardiros, un nouveau membre. Il nous vient du Liban et désire travailler dans la commission jouet.
Mardiros apprécie l'accueil chaleureux dont il fait l'objet. Pour faire avancer la cause arménienne, il est venu de Beyrouth pour tuer un diplomate turc à Genève. Il ne l'a pas raté. Ça lui coûte quinze années de prison, alors qu’il n’a que dix-huit ans. Nous sommes dans le même couloir et je ne l'ai jamais vu se plaindre. Pour lui, le génocide arménien, ce n'est pas de l’histoire, mais c'est du vécu. Dans nos discussions, je fus transporté au pied du Mont Ararat, au milieu des massacres turcs.
Michel présente ses nouveaux jouets. Jean-François montre son nouveau programme d'informatique utilisable en milieu Jeune Chambre. Bonne ambiance dans cette salle de prison.
Soudain, la porte s'ouvre. Francesco Rossinyol, un Espagnol qui travaille pour les EPO comme enseignant, entre bien accueilli. Il joue l'intermédiaire entre les prisonniers et le directeur. Francesco, comme on l'appelle, est un chrétien pur et dur. Il vit à Fribourg dans un monastère, ou quelque chose de similaire, on ne sait pas bien. Pour nous, les gens qui viennent de l'extérieur nous semblent toujours un peu mystérieux. Ils vivent dans une autre planète, hors de l'univers bochuzien et de notre compréhension.
- J'ai des salutations à vous communiquer, de la part de Michel Paten, de Fouad-Chano, de Georges Strahm, de sa femme, de Christophe Tafelmacher et de l'ensemble des jaycees lausannois. Ils sont très satisfaits de vos activités et vont poursuivre...
La porte s'ouvre. Il est 20 heures 30.
- C'est l'heure ! annonce péremptoirement un gardien. Il faut rentrer en cellule. Francesco finira une prochaine fois son message d'amitié.
Les visites à Bochuz sont lamentables. A Bellechasse et dans l'ensemble des prisons romandes, ce n'est guère mieux. je les trouve scandaleuses car elles ne permettent aucun contact affectif réel. Les autorités pénitentiaires affirment dans des opuscules qu'elles distribuent généreusement que, tout au long de la détention, l'effort est axé sur la resocialisation et que le contact avec le monde extérieur est très important. Malgré cela, à part l'autorisation de téléphoner, aucune démarche réelle n'est entreprise dans le domaine affectif pour réaliser les objectifs de resocialisation. Les conditions de visites stagnent ces vingt dernières années. Pire, les parloirs semi -intimes tolérés par le vieux directeur Pittet, instituteur de formation, furent brusquement interdits par le nouveau directeur. Ce jeune homme ambitieux, universitaire de trente ans environ, m'avait personnellement promis une amélioration des parloirs:
- Vous comprenez, Monsieur Bloch, nous sommes obligés d'interdire les petits parloirs, à cause de l'évasion de Geronimo Arnay. C'est Lausanne qui le veut, pas nous.
- Donc, vous nous punissez collectivement, nous et nos familles, simplement parce qu'un gars s'est enfui.
- Le gars en question ne s'est pas seulement évadé, il a assassine un inspecteur de police, père de famille.
- Je n'y suis pour rien. Alors je ne comprends pas votre punition.
- Non, non. On s'est mal compris, Monsieur Bloch. Il ne s'agit pas du tout de punition, mais de mesures de sécurité. Vous comprenez dans ces parloirs, on ne sait pas ce que vous faites.
- C'est simple, fouillez-nous à la sortie. je suis allé en congé, je suis revenu, alors pourquoi maintenant, pendant les visites, on m'empêche de m'asseoir à côté de ma compagne? Pourquoi on me refuse une intimité légitime? Vous ne pensez tout de même pas que je prépare une évasion, puisque je sors de prison tous les deux mois.
- Oui, oui... c'est vrai. Mais vous pourriez être influencé par quelqu'un d'autre et entrer des armes, par exemple.
Je voyais bien qu'en réalité, Klöti était contre les véritables échanges affectifs entre les gens. Je pense que cette dimension lui échappait complètement. Finalement pour lui, la privation affective faisait partie de la prison, même si des enfants de prisonniers devaient en souffrir, ainsi que la compagne et les parents. Pourtant cette souffrance affective n'est prescrite par aucun texte de loi. Par conséquent ceux qui l’imposent font preuve d'arbitraire et de sadisme immondes et lâches.
Finalement, Klöti promit la mise en place de paravents.
- Tout le monde bénéficiera de l'intimité, alors qu'auparavant, il fallait favoriser l'un ou l'autre. Vous voyez, il y a donc progrès. Nous devons veiller à l'égalité de traitement entre les hommes. Vous n'imaginez pas combien de lettres de jalousie nous recevons chaque jour.
Mais des mois passèrent, puis des années, et la salle de visite, malgré quelques belles plantes vertes ajoutées pour la décoration, restait toujours aussi anonyme. Aucune tendresse ne pouvait s'y exprimer. Suivant les escouades de gardiens, il devenait même interdit de s'asseoir à côté de sa compagne. Une large table me séparait alors de Claudia. Seules nos mains s'effleuraient. Cette situation a duré des années, renforçant ma haine déjà tenace du système carcéral. je connais des couples qui furent ainsi séparés pendant cinq ans jusqu'au premier congé. Un vrai massacre. En principe neuf couples sur dix finissent par craquer.
J'obtins finalement de m'asseoir à côté de Claudia. Cette nouvelle situation n'était ni autorisée ni interdite, mais tolérée. Au début, les autres prisonniers n'osaient m'imiter, puis finalement certains firent comme moi. J'avais gagné une miette.
Il y avait aussi le problème de la fumée. Avec quelques autres prisonniers, nous avions demandé un coin non fumeur. Une heure et demie de parloirs enfumés, digne du smog londonien, devenait intolérable et nos poumons en prenaient un sacré coup.
Comme réponse, Klöti qui est fumeur, fit installer, début 1987, un distributeur automatique de cigarettes. Cet exemple révèle sa conception de l’amélioration de l'univers carcéral. Le cher jeune homme pense ainsi faire entrer quelques sous de bénéfice pour le pénitencier. Faire du fric sur la santé et les vices des gens, presque du proxénétisme. Comme gestionnaire, il se débrouille remarquablement bien. Son
patron Leuba peut s'enorgueillir d'un bon poulain. En effet, les comptes de Bochuz sont nettement moins déficitaires que d'habitude, mais la tension à l'intérieur du pénitencier monte et le taux de haine n'a jamais été aussi fort.
Les grèves de janvier 1987 sont le résultat direct de cette politique négligeant complètement les désirs et demandes légitimes, non seulement des prisonniers, mais aussi de leurs femme, parenté et enfants, pour des conditions plus humaines et plus saines des visites, du travail en atelier et de la vie communautaire.
Sur le terrain de football, j'ai demandé au maton B., le responsable des sports, de s'arranger pour m'accorder un petit parloir. Il est aujourd'hui le responsable des visites, et à ce titre peut désigner des petites salles comme lieu de visite. C’est, officieusement, l'équivalent de parloirs intimes. Un de ces endroits était complètement fermé aux regards des gardiens par une porte en bois. Pendant une heure et demie, on est enfermé avec sa compagne, seuls, enfin. Pas de lit dans ce petit local, mais je ne suis pas assez embourgeoisé pour m'embarrasser de ce genre de détail. Finalement, bien que moins agréable, cela ajoute même du piment à la chose.
Dans les lieux fermés, on devient plutôt mesquin, tout y est comptabilisé, surtout les bonnes places pour les visites. Aujourd'hui, c'est mon tour de passer dans le petit parloir. Mais je me méfie de B. Il semble jaloux de moi. jusqu'ici il s'est toujours arrangé pour me faire rater les bonnes places. Sur le terrain, on se tutoie pourtant. Pendant que l'on joue au football, les distinctions sociales s'estompent. je me sens d'abord un sportif avant de me sentir prisonnier. De son côté, B. se sent plutôt footballeur que maton. Alors pendant quarante-cinq minutes, on peut parler le même langage.
Nous sommes dans la même équipe, côte à côte sur la même ligne des demis. On gagne, B. paraît tout content, il vient de marquer un but.
- Eh B., cet après-midi j'ai visite. C'est mon amie qui vient et elle a son anniversaire. J'ai jamais eu de petit parloir dans ta brigade. J'espère qu'aujourd'hui tu peux m'en donner un.
- Oui d'accord, je verrai s'il y en a un de libre.
La discussion s'arrête là, les autres attaquent déjà et il faut faire front.
Je suis tout joyeux. J'aurai une superbe visite tout à l'heure et cette perspective me décontracte totalement. Même les grossières erreurs d'un adversaire qui me soque fautivement ne peuvent changer mon état d'esprit. je lui rendrai son coup de pied un autre jour, quand je serai de mauvais poil. Mais pour aujourd'hui, pas d'énervements inutiles.
Claudia devait me rendre visite ce jour-là. En général, pour les visites, «on se fait beau», c'est-à-dire que l'on met ses plus beaux habits et, comme il est interdit de porter des habits civils, en principe il ne reste que les vêtements de taulard. Mais, certains d'entre nous ont trouvé une astuce: comme les trainings de sport étaient autorisés, il suffisait d'acheter ceux qui faisaient training -habit. Il y deux catégories de détenus: ceux qui combattent et ceux qui abdiquent, avec des gradations (et des dégradations). Ceux qui abdiquent deviennent progressivement amorphes, se lavent moins souvent, se rasent rarement, mettent les habits qu'on leur donne. Souvent, ils perdent leurs cheveux, voire leurs dents. Il y en a même qui viennent aux visites avec leur habits de travail, sales de poussière et de graisse de machine.
Moi, j'étais du côté des combattants, et je portais le plus rarement, en fait presque jamais, les habits de la prison. J'étais toujours en training, c'était encore un des avantages du statut d'étudiant. On pouvait rester en training, ce qui n’était pas le cas des prisonniers qui travaillaient dans les ateliers, car il était interdit de venir en training dans la cour pendant les heures de travail.
B. m'avait donc promis la petite salle. Il est deux heures quinze. Les visites sont déjà dans la salle. Les gardiens nous ouvrent le couloir qui y mène. Certains nous observent depuis leur salle de contrôle. A midi, j'ai été faire du football. Pendant quarante minutes, j'ai respiré un bon air pur, la bise soufflait un air froid venu de l'est. je sentais mes poumons complètement purifiés. Lorsque j'entrai dans la salle des visites où fumaient déjà une dizaines de personnes, j'eus un coup de sang d'agressivité meurtrière. J'explosai lorsque je vis Claudia coincée entre deux personnes, dont une énorme femme. Nous n'avions même pas une table pour nous. J'avais l'impression d'être enfermé dans un train bondé de gens qui parlaient fort et fumaient beaucoup.
Je ressors comme une furie de la salle des visites. Claudia en est terrorisée. Elle a vu mon visage devenir livide de rage. J'ai la colère blanche et, dans ces moments-là je ne cache plus ma haine. Si mes adversaires exagèrent, ils deviennent pour moi des ennemis, et alors tout peut arriver. Un jour viendra où je me vengerai, et ceux qui seront sur ma liste risquent gros, très gros.
C'est toutes ces pensées qui me traversent l'esprit, et qui sortent par mon regard fixe. B. se sent mal à l'aise. Il sait parfaitement que les conditions de visite sont inacceptables. D'homme a homme, il sent bien qu'il fait une saloperie. Mais il s'en fout, du moment qu'il est couvert par le règlement. Pour moi, c'est un rat.
Je lui crie dans le couloir:
- B., si une fois je deviens fou à cause de vos saloperies de visites, eh bien je vous assure qu'il y aura du ketchup pour tout le monde.
B. et trois autres matons sont plantés dans le couloir, surpris par ma rage soudaine et mes menaces de faire couler leur sang, le jour des comptes. A ce moment-là, je sens que, si je prends la décision de les descendre, et même si je dois faire des milliers de kilomètres, je les parcourrai. Et ils le sentent. Entre chiens et loups, on finit toujours par se comprendre.
Finalement, il m'accorde une salle ou je serai seul avec Claudia, mais il y a une porte vitrée qui interdit toute intimité réelle. Jusqu’au bout, ce maton est une petite ordure mesquine. Mais au moins, je n'ai plus l'atmosphère enfumée de la salle principale.
Ma visite est complètement foutue, car Claudia, hypersensible, pleure d'émotion. Elle pense que je serai interdit de visite pendant un mois.
Pour sauver la situation, il faudra que je ruse et que je devienne aussi hypocrite, voire plus, que le gardien et le directeur réunis, car évidemment, j'aurai un rapport contre moi.
A la fin de la visite, Claudia est un peu rassurée. Mais elle s'en va très triste. Moi, je me prépare à la bagarre. Dans le couloir, B. m'attend, mais je le prends de vitesse.
- Ecoutez, B., j'ai rien contre vous personnellement. je veux une entrevue avec le directeur. Les conditions de visites sont scandaleuses, c'est pas de votre faute, mais c'est le bordel. Vous avez vu la fumée dans la salle?
- Oui, d'accord, mais c'est pas une raison pour nous menacer...
- Ecoutez, je suis sportif, je ne fume pas. Vous non plus, vous ne fumez pas. Alors pourquoi vous m'imposez cette drogue?
- Mais c'est pas moi, c'est...
- Mais oui, c'est vous. Il y a d'autres petites salles que vos collègues distribuent, alors pourquoi pas vous?
- On n'a pas le droit. Le règlement interdit de faire cela.
Comme B. veut monter dans la hiérarchie, il respecte scrupuleusement le règlement, même s'il est d'accord avec ma position. Pour moi, les types comme lui sont des arrivistes. Certains autres gardiens qui n'ont plus l'ambition de grader se montrent beaucoup plus humains. Les ambitieux sont toujours des salauds.
«Nous nous attendions à voir des bêtes et nous avons vu des hommes».
Un accompagnateur
De jeunes gymnasiens firent l'effort de venir nous rendre visite. Non par curiosité, mais pour se rendre compte de la réalité carcérale. C'est mon ami Charly qui en fut l'initiateur.
J'ai beaucoup apprécié cet après-midi. La fraîcheur des adolescents mettait un baume en comparaison de la veulerie des gardiens. Nous avons échangé un grand nombre d'idées.
Puis ce fut la séparation. Toujours douloureuse.
Plus tard, j'ai rencontré quelques-uns des participants. J'appris qu'ils furent très impressionnés par cette rencontre.
Avec certains, une amitié est même née. La jeunesse ne me condamne donc pas.
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