Les évasions

 

La pensée de l'évasion est plus ou moins forte chez n'importe quel détenu. Elle est toujours présente. Cela dépend du prisonnier, de la longueur de sa peine, des saisons, de sa situation affective et de biens d'autres critères encore.

Lorsque j'ai été arrêté, pendant des heures je guettais toutes les occasions de fuir. Une porte ouverte, une menotte mal serrée, un gardien un peu petit entraînaient immédiatement un désir délirant de fuite. Puis progressivement, le quotidien s'empare même du prisonnier. J'avais alors d’autres soucis.

J'ai finalement trouvé mon équilibre par un artifice amusant, la préparation d'une évasion que je savais ne jamais exécuter.

Un ami prisonnier me donna trois lames de très bonne qualité, toutes neuves.

- Elles permettent de couper les barreaux en quelques minutes, me dit-il. Moi je n'en ai plus besoin, j'ai un congé la semaine prochaine.

- Tu retournes en Italie?

- Non, dans six mois j'ai la semi-liberté, et je continue mes études de dessinateur, ce que je ne pourrais pas faire dans mon pays.

- Pourquoi tu me les donnes?

- Je sais que, toi, tu fermes ta gueule.

- J'ai pas encore envie de me tailler, mais merci, ça pourra toujours m'être utile si je change d'avis.

Ces lames, je les ai conservées soigneusement et je repérai mon chemin de fuite. Cette possibilité concrète d'évasion me calma complètement.

Puis je suis allé en congé. Mes lames devenaient inutiles et dangereuses. je les ai transmises a un autre prisonnier moins chanceux que moi.

Jamais les gardiens ne trouvèrent la moindre chose contre moi. A part les lames et quelques centaines de francs gagnés au poker pendant les week-ends, je ne faisais absolument rien qui allait à l'encontre du règlement. J'ai même renoncé aux parties de poker qui commençaient le samedi matin pour finir le dimanche soir. A cause de ce jeu aux aspects financiers intéressants - il y a toujours des pigeons obstinés qui désirent perdre de l'argent - mon sport du samedi se voyait compromis et mes lectures du dimanche diminuaient.

Mon système d'évasion fut le téléphone. Une demie heure par jour, en général à Claudia, ma compagne fidèle, qui fit des milliers de kilomètres en cinq ans pour me rendre visite chaque fois que cela était possible. Lorsqu'elle partit quelques mois aux Etats-Unis, je fis des réserves. Ainsi, je pus téléphoner deux fois par semaine en Amérique. Pour les gardiens, dépenser des centaines de francs pour simplement parler d'amour était incompréhensible. Les téléphones furent mon meilleur moyen pour rester en contact avec les gens normaux. Deux fois par mois, je téléphonais à mes parents, et aussi quelquefois à des amis.

Bien entendu, certains gardiens me faisaient attendre une heure avant de venir ouvrir ma cellule, mais je trouvai une astuce pour éviter l'attente.

- Il faudra bientôt un gardien pour vous tout seul, me dit, excédé, Parkinson, un maton qui tremblait du chef. Ouvrir une fois pour les visites, une fois pour le téléphone, une fois pour vos professeurs, pour vos clients de dactylo, la Jeune Chambre, pour aller à la bibliothèque, etc. On n'en finit plus avec vous!

- C'est bien simple, laissez ouvert.

- Non, Monsieur Bloch. J'ai encore plus de plaisir à fermer votre porte, alors je supporte de venir vous l'ouvrir.

 

L’évasion d'Olivier

 

Olivier est un vieux bonhomme, plutôt sympathique quoique certainement un peu fou. Il tua à Lausanne une jeune postière sur un simple malentendu. Il avait fait un hold-up, puis pour couvrir sa fuite enferma la jeune femme dans les toilettes. Mais comme il ne pouvait l'enfermer à clé, il exigea qu'elle se déshabille. La jeune femme refusa, craignant un viol. Il l'étrangla et prit perpète.

Je le rencontrai au moment où il avait déjà purgé dix ans et quelques mois de prison. Il peignait et rêvait de la semi -liberté, mais les autorités refusèrent de la lui accorder. Il décida donc de s'évader.

Avec un autre vieux, ils mirent au point un plan tout à fait valable. Ils travaillaient dans les combles d'un atelier, et il leur suffisait de creuser un trou dans le toit en déclouant quelques planches et en ôtant des tuiles. En deux jours, la chose fut faite.

C'était en hiver. De sept heures du matin à huit heures environ, ils bénéficiaient d'une bonne heure pour descendre du toit, couper quelques fils barbelés et filer dans la campagne environnante. Aucun gardien ne les surveillait directement.

Ils apparurent sur le toit des ateliers en oubliant un détail, une corde pour quitter leur perchoir. Ces deux vieux abrutis se promenaient donc sur les toits des ateliers, à la recherche d'un tuyau pour se glisser au sol. Mais les chenaux coulaient côté cour. Les gardiens de la colonie aperçurent le manège des deux prisonniers, mais comme ils ne se cachaient absolument pas, ils crurent qu'ils avaient à faire à des couvreurs qui réparaient le trou béant!

Finalement, l'autre vieux glissa et s'écrasa lourdement cinq mètres plus bas. Il s'y brisa quelques os et commençait a ramper en direction d'une fenêtre, pour y demander de l'aide. Olivier décida finalement d'attacher son pull-over à un crochet du toit et s'y suspendit. Bien entendu, les larges mailles de son lainage ne résistèrent pas longtemps, mais lui firent gagner un mètre cinquante environ. Sa chute fut moins grave et il se reçut finalement assez bien sur le sol gazonné. Il ne s'occupa point de son compagnon blessé et se dirigea immédiatement vers la clôture qu'il entreprit de cisailler avec une tenaille à clou. Il ignorait qu'il fallait une pince coupante! Evidemment avec cet outil, il ne faisait qu'entamer le métal des fils. Il s'escrimait depuis plusieurs minutes, sans grand succès, lorsqu'il entendit la sirène d'alarme.

C’était son compagnon qui avait réussi à s'agripper au mur, puis à la fenêtre et qui, à la grande surprise du gardien occupé à façonner un manche de pioche, frappait contre son carreau pour lui demander de l'aide. Il dû d'abord expliquer qu'il avait chuté du toit. Le gardien en tombait des nues. Finalement il donna l'alarme. Bugnard, le gardien chef, accompagné d'un de ses acolytes, courut immédiatement sur les lieux. Olivier les vit arriver. Il jeta au loin sa tenaille, puis essaya de se cacher. Finalement il choisit une niche à chien, entreposée là. Bugnard l'aperçut et le fit ressortir.

Cette histoire me fut racontée par Olivier lui-même, dans les douches, et me fut confirmée par André, le bibliothécaire.

- Olivier, lui dis-je. Tu as raté ton évasion pour un seul détail.

- Ah oui, lequel? me demanda-t-il très intéressé, séchant son gros derrière avec son petit linge rose élimé et me fixant de ses yeux globuleux.

- Dans ta niche, tu aurais dû aboyer. Le gardien aurait cru qu'il y avait un chien, et tu n'aurais pas été découvert!

Olivier réfléchit un moment, secoua la tête.

- Tu te fous de moi?

En fait, même pas. Mais son histoire avait amusé tout le pénitencier. J'aurais préféré qu'il réussisse son évasion, car je l’aimais bien.

 

La cassette de l'évasion de Jacques Fasel

 

DD entra en prison à l'âge de quatorze ans. D'abord celle pour mineurs, appelée pudiquement «maison de redressement», puis Bellechasse, enfin Bochuz, Le Bois-Mermet, et d'autres... Un circuit dont on ne sort plus, sauf miracle.

C'est lui qui fit sauter la grille au moyen d'explosifs. Cette évasion de six prisonniers, dont Jacques, fit beaucoup jaser en Suisse. Une grille s'ouvre, six hommes foncent, enjambent un portail, sautent dans une voiture et disparaissent dans la nature. Un journaliste, en mal de sensation, avança même l'idée qu'à cette occasion la Suisse avait connu une offensive de l'internationale du crime et affrontait une organisation tout particulièrement structurée, avec alliés et relais. Ce journaliste imbécile ne pouvait admettre que les autorités pénitentiaires étaient simplement mauvaises et incompétentes. Mais pour le cacher, vive la rhétorique journalistique de droite. Le citoyen -lecteur se trouve vite rassure, complaisant qu'il est.

- C’est toi, Bloch? me demande un grand gaillard avant d'entrer dans ma cellule.

- Oui, qu'est-ce que tu veux.

- J'ai quelque chose qui t'intéressera peut-être.

- Entre.

- Tu as un cassettophone.

- Oui.

- Mets assez fort et écoute.

Tout à coup ma cellule explose. Mes enceintes envoient un énorme boum qui font trembler les murs.

DD rigole de ma surprise.

Sympathique entrée en matière. Je lui offre un café, il préfère du thé. Lors de l'évasion du 26 juillet 1981, un de leurs copains avait enclenché un enregistreur, pour prendre sur le vif l'explosion qui faisait sauter une des grilles de Bochuz. On entendait sa discussion avec un autre prisonnier, puis la brutale explosion répercutée sur les diverses façades des bâtiments. Des claquements de pistolets succédaient au grondement.

Un gardien affolé tirait en l'air et vidait son arme pour qu’elle ne tombe pas entre les mains des prisonniers en fuite. Dans la confusion, un conducteur d'une des voitures de soutien, lâchait une salve au gros calibre en direction de la prison, pour couvrir la course de ses frères d'arme.

Avec quelques amis, je passai plusieurs fois cette bande. Une sorte de transmission clandestine de notre culture carcérale. L'explosion, sur mon installation, devenait vraiment impressionnante, surtout lorsque je poussais les basses. Heureux, nous buvions alors du vin local fabriqué en douce, et portions un toast en l'honneur de nos compagnons qui avaient réussi une aussi belle échappée.

Je pourrais encore mentionner cinq à six évasions, celle de la boulangerie, celle du mannequin, celle de six coureurs à travers champs, mais ce serait lassant. Finalement, il s'agit toujours du même thème. Scier des barreaux, franchir des grillages et des barbelés.

 

Pour les insatiables, existe le musée de l'évasion à Bochuz.

 

 

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