Examens à l'Université de Neuchâtel

 

Ces temps, un freinage énorme se fait sentir dans toutes mes activités intellectuelles. Ma préparation des examens rencontre les pires difficultés dans la concentration surtout. Il se pourrait que la menace de mon jugement y soit pour beaucoup. Comment se concentrer lorsque des années de prison - voire perpète - menacent mon avenir ? Comment faire son choix ? Attendre que le destin impose son chemin, alors qu'il suffirait d'un simple vouloir pour tout changer. Je me considère ici, à Bochuz, quasiment comme un volontaire, car en quelques minutes je pourrais m'évader. Je ne le fais pas, mais ce choix me coûte énormément d'énergie. Je dois trouver des trésors d'ingéniosité pour dépasser mes résistances. Ce texte en est un exemple : grâce à l'écriture je dissous mon angoisse. Il est presque minuit, j'ai regardé deux films, partiellement, pour échapper à la chape de plomb qui alourdit mes réflexions. Ces temps, même mes rêves me perturbent, alors qu'habituellement ils ne recèlent pas de charge angoissante. Souvent, ces jours, ils me laissent perplexes.

 

 

Mars 1984, transfert

 

Mon professeur, Jean-Pierre Gern, doit se battre pour me faire transférer à Neuchâtel. Les autorités politiques refusent d'abord de m'accepter. Deux ans d'études compromises par des politicards couards. Finalement le doyen de ma faculté parvient, à force d'énergie et de persuasion, à débloquer la situation.

Trois jours avant le commencement de la session, je suis transporté à Neuchâtel. je me trouve à nouveau plongé dans l'isolement complet. Je ne vois plus personne. je déprime un peu et, pour ne pas sombrer dans un spleen préjudiciable, je répète mes matières d'examen.

Le gardien – chef de la prison neuchâteloise me regarde avec une certaine admiration. Il trouve ma persévérance remarquable.

- Vous êtes le premier prisonnier qui ne perd pas son temps. Passer des examens universitaires à partir de la prison, je n'ai jamais vu ça. Bravo! dit-il en me tendant la gamelle de soupe au travers du guichet de la porte.

Sa gentille remarque n'améliorait malheureusement pas la qualité de la nourriture. Pas de sa faute. Avec 5,60 francs de budget pour toute la journée, les miracles deviennent difficiles.

Je retrouve aussi Frère Léo. Malheureusement, l'instauration d'un nouveau règlement m'interdit de le voir. L'aumônier catholique ne peut plus rencontrer les individus classés protestants. Le progrès en matière pénale involue en terre neuchâteloise. je suis frustré de son soutien amical. Frère Léo me fait penser à Saint François d'Assise. Il se consacre complètement aux autres. A chaque rencontre, il émane de lui un amour humain infini et inconditionnel. Avec René, l'aumônier des étudiants, ils m'apprirent ce qu'est la fraternité.

 

13h45. jeudi 15 mars.

- Bloch, on vous attend en bas, me dit le gardien.

Trois policiers sont là. En civil, ils se sentent un peu mal à l'aise, comme nus.

- Vos poignets! me dit l'un d'eux.

- Le juge Esseiva a précisé qu'il ne fallait pas me mettre les menottes, rétorquais-je.

- C'est vrai. Regardez, ce ne sont pas des menottes.

Effectivement, le flic m'entrave les poignets avec une chaîne. J'encaisse le cou. Je pensais passer mes examens avec le jeune inspecteur de la sûreté - entre nous, une confiance d'homme à homme s’était créée. Et voilà que je me trouvais au milieu de cinq policiers suspicieux divisés en deux groupes à mon contact direct, et plusieurs autres avec mitraillettes en soutien. Les autorités politiques pensaient que J'allais profiter des examens pour fausser compagnie aux représentants de l'ordre!

Nous quittons la prison et traversons la ville, une voiture de flics en uniforme ouvrant le cortège. L'arrivée à l'Université se fait assez discrètement. A 14 heures, seuls quelques rares étudiants marchent dans les couloirs. Ils nous observent un peu surpris. Deux hommes, portant émetteurs récepteurs, qui en encadrent un troisième, et cachent rapidement une chaîne dans l'une de leurs poches, bizarre. Les autres flics surveillent les issues.

Nous entrons dans la salle B29. je la connais bien. Pendant deux ans, j'y ai suivi des cours d'économie politique et de droit. Monsieur Chuard, journaliste et professeur, doit m'interroger avec Antoine Papaloïzos, psychologue, comme examinateur. Claudia, Jean-Pierre Gern, mon frère Andréas, l'inspecteur Fluhmann, deux policiers en civil, un observateur de l'Etat sont là. Moi, je sors de l'isolement complet depuis trois jours. Tous ces visages qui me fixent, amicaux, indifférents, soupçonneux, je les reçois en pleine figure. je me frotte les poignets.

- Parlez-moi des quotidiens romands, Monsieur Bloch.

Mon cerveau engourdi démarre lentement. je mentionne les tirages, les mises en page différentes. J'ai aperçu que la Tribune Le Matin se rapprochait du Blick dans sa présentation.

Vous verrez dans quelques jours si votre intuition se confirme, me dit Chuard avec un clin d'oeil.

Encore quelques questions, et l'examen est terminé. je n'ai pas le temps de réaliser ce qui se passe. Tout le monde sort de la salle. Les professeurs doivent évaluer mes réponses. Pendant ces quelques minutes, je parle avec Jean-Pierre, l'inspecteur, Andréas et Claudia.

Tout se mélange.

Les deux flics surveillent ce remue-ménage, très méfiants. Dans ce milieu d'intellectuels, ils ne savent que faire. Pour la première fois de leur vie ils se trouvent à l'Université. Sa douce ambiance contraste avec la «virilité» policière. je commence à respirer cette nouvelle atmosphère, à retrouver la vie.

La porte s'ouvre. Cinq sur six. Chaîne. Retour en cellule. Seul.

14h45.

Rêve, cauchemar, réalité?

Je consulte mon agenda. Mardi prochain, examen de sciences politiques, mercredi ethnologie, jeudi sociologie, vendredi philosophie. Pour ne pas sombrer dans la folie, je potasse. Ce n'est pas le moment de caler. Les adversaires de Jean-Pierre et mes ennemis seraient trop contents de ma déroute.

Pour l'ethnologie, mes parents vinrent spécialement à l'Université. Mon père, malade, fit un très grand effort pour me soutenir et me montrer sa solidarité. Mais les policiers, prétextant la sécurité, lui refusèrent l'entrée de la salle d'examen. je n'ai même pas pu les voir ce jour-là. Mon père en fut très affecté.

L'examen que J'ai préféré fut celui de philosophie. J'avais dû étudier soigneusement la pensée d'Epictète, un philosophe stoïcien, qui fut d'abord esclave, puis devint un des maîtres à penser de l'Empire Romain. L'un de ses axes de pensée me convenait particulièrement bien: définir ce qui dépend de l'individu et ce qui n'en dépend pas. Savoir aussi que la souffrance psychique ne provient pas des choses, mais de l'opinion que l'on porte sur elles.

Je trouvais splendide de parler de ce philosophe du premier siècle, ayant vécu dans la Rome antique, d'évoquer les plus subtiles pensées, tout en étant flanqué de deux pandores. L'un tripotait dans sa poche une chaîne destinée à mes poignets. L'autre caressait son arme cachée dans sa veste. Au cas ou J'essaierais de m'enfuir.

Claudia, ma fidèle compagne, Participe à chaque examen. Un très grand plaisir pour moi de la voir en ce lieu. Nous nous étions rencontrés dans cette même Université, sept années plus tôt. Le moniteur de tennis s'intéressant à la monitrice de natation, un soir d'orage, classique mais toujours beau.

La semaine d'examens a très vite passé. J'ai dû renoncer aux visites. Après plus de trois ans de prison, les gardiens neuchâtelois - respect du règlement - m'imposaient toujours leur maudite cage vitrée.

 

4 avril 1984

Placard dans la ville de Neuchâtel. Les magasins de journaux affichaient :

« Un bandit sur les bancs d'école. Candidat sous bonne garde... première historique, il y a dix jours, à l'Université de Neuchâtel, et qui s'inscrit dans le feuilleton de la réinsertion sociale des détenus dans la vie quotidienne... Pour un témoin, le candidat à ces épreuves a subi des examens dans un climat normal... Et ce curieux candidat a répondu comme n'importe quel autre étudiant.

Quelques entorses, tout de même, ont été faites à la procédure usuelle. Ainsi, la séance, en principe publique, était restreinte aux seuls proches du candidat. L'étudiant en sciences sociales était sous bonne garde ... L'opération, totalement inhabituelle à Neuchâtel, avait été autorisée dûment par le Conseil d'Etat, à la demande du doyen de la Faculté de droit et des sciences économiques, le professeur Jean-Pierre Gern ... A chaque session, plusieurs - pour ne pas dire de nombreux... - policiers étaient du voyage ... »

 

Le journaliste ne mentionne même pas que j'ai réussi mes examens. Ça lui fait trop mal. Vive l'information.

 

 

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