« Il n'y aurait qu'un seul langage véridique sur la prison. Il consisterait à dire : nous savons que la prison est par nature même dégradante et aliénante pour la personne humaine; nous savons qu'elle détruit l'homme. Mais il faut la maintenir parce qu'elle est indispensable au maintien de l'ordre et de la sécurité. Or, ce langage est impossible pour ceux qui ont des responsabilités dans le domaine pénitentiaire. Deux raisons principales expliquent cette impossibilité. L'une est de fond : admettre une prison perverse mais nécessaire serait admettre la violence pure de l'exclusion. Ce langage serait en contradiction flagrante avec tous les discours humanitaires. La seconde raison tient à la censure des personnes concernées : les magistrats, avocats, gardiens, médecins, psychologues, psychiatres etc., qui connaissent l'échec irrémédiable de la prison, s'interdisent cependant le langage de la vérité carcérale de par l'exercice de leurs fonctions.... »
Paroles de gardiens, paroles de détenus
Je ne suis ni magistrat, ni avocat, ni gardien, ni médecin, ni psychologue, ni psychiatre, ni... je suis simplement un prisonnier, mais un prisonnier plutôt spécial. Je pense compléter avec autant de compétences qu'eux les analyses et descriptions de mes collègues universitaires qui se sont penchés sur les problèmes du monde carcéral. Comme dans tous les domaines, certains sont des chercheurs sincères, mais d'autres travestissent leurs travaux et tiennent des propos trompeurs.
Physiquement, rien ne me distingue des autres détenus. Mais culturellement, j'appartiens à une petite minorité. Sur les centaines de prisonniers que j'ai fréquentés, je n'ai rencontré ni sociologues, ni analysés. Je mentionne ces caractéristiques, car elles me semblent essentielles pour comprendre ce que je dis de la prison telle que je l'ai expérimentée pendant cinq années, jour pour jour. Je fus arrêté le 28 avril 1981 et libéré provisoirement le 28 avril 1986, après un long parcours carcéral qui part d'une cellule poussiéreuse d'un commissariat du Faubourg Saint-Honoré à Paris, passe par Fresnes, continue en Suisse romande dans sept ou huit prisons différentes.
Dernièrement, j'ai vu Esseiva. Depuis des mois l'enquête s'enlise. Jean-Franc conteste tout, et moi, depuis l'épisode de Noël, je refuse de répondre aux questions des policiers et du juge.
Je constate aussi des troubles dans mon comportement et j’en fais part à mon nouvel avocat.
- Maître, je sens que je deviens dangereusement enragé. Si je reste enfermé plus longtemps dans cette prison aux conditions de vie scandaleuse, il y aura des morts à la sortie.
Mon avocat intercède en ma faveur chez le juge et s'étonne de la longueur de l'enquête. Il lui fait remarquer que la prison préventive n'est pas aménagée pour de longues périodes de détention et qu'il faut le plus vite possible trouver une solution.
Quelques jours plus tard. Transfert. Je quitte enfin la geôle de Fribourg.
Comme d'habitude, voyage difficile qui dure plus d'une heure. Puis, j’aperçois des grillages, avec des interdictions de photographier. Au sol, sept rangées de rouleaux de barbelés. L'ambiance générale semble plutôt rébarbative, mais il y a du soleil et l'herbe est bien verte. Il y a même des arbres et des massifs de fleurs. Les policiers fribourgeois s'annoncent à une petite guérite. Une caméra infra-rouge espionne les arrivants. Le portail s'ouvre lentement par un système électrique. La camionnette avance et s'arrête devant le portail suivant, haut de quatre mètres.
A travers un minuscule guichet grillagé j'entrevois le fameux pénitencier de Bochuz, sur lequel les histoires les plus désagréables sont très souvent colportées. Le bâtiment me semble moderne. C'est déjà un bon point.
Sortie du fourgon. Bagages. Sas électrique. Premier contact avec la pénitentiaire vaudoise. Un petit gardien, vif d’esprit, me scrute avec intérêt :
- Ah, c'est vous Bloch. Je ne pensais pas vous voir arriver avec des fleurs à la main !
Moi non plus d’ailleurs, mais j'avais reçu un beau bouquet juste avant mon transfert-surprise. Un cadeau d'une inconnue, les Fribourgeois prétendant ne pas connaître le nom de la jeune femme qui l'avait apporté. J'y tenais et je le pris avec moi.
De l'inédit, un mec menotté, supposé hyper dangereux, portant des fleurs malgré tout.
Dans tous les pénitenciers, l'arrivant doit passer quelques
jours en division d'attente.
A Bochuz, le problème essentiel dans cette division d'isolement, c'est l'air conditionné. Les fenêtres ne peuvent être ouvertes et un bruit de soufflerie continuel devient rapidement intolérable. Heureusement, je ne dois rester là que deux à trois jours. Pour des questions économiques, la direction a écourté le temps d'observation. Même idéologie qu'à Bellechasse, la réinsertion sociale par le travail. Mais avant, il faut voir le Directeur, ou Dieu le Père. C'est Lui qui décide. Travail ou isolement. Un choix humain.
La cellule s'ouvre. Un gardien, celui qui m'avait accueilli, me présente cérémonieusement un homme, portant chapeau et fumant pipe.
- Monsieur le directeur.
Un vieux bonhomme, mais bien conservé, soulève cérémonieusement son chapeau et me tend la main.
- Pourquoi êtes-vous ici, Monsieur Bloch ?
- Je suis en préventive depuis une année, et je n'ai pas encore reçu le chef d'accusation...
Le vieux directeur cligne des yeux. Il connaissait toutes les ficelles du métier.
- On vous reproche quoi ?
- Des hold-up avec mort d'hommes.
- Ah ah. Je vois ! Oui, je pense que vous en aurez pour quinze ans au moins. Nous serons longtemps ensemble. J'espère que cela ira. Mais cela dépend de vous.
Le travail...
Ses commentaires sont aussi ringards que ceux du directeur de Bellechasse. Je vivrai trois ans et demi à Bochuz.
Dans les pages suivantes, je narre certains souvenirs, au hasard de ma mémoire.
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