Fin de l'emprisonnement ferme - semi-liberté

 

 

Transfert Bochuz - La Chaux-de-Fonds

 

En prison, c'est toujours une longue attente suivie subitement de :

- Bloch, préparez vos affaires, transfert.

Heureusement, Jean-Luc, l'assistant social m'avait averti.

- Daniel, demain tu pars pour la Chaux-de-Fonds en semi-liberté, prépare ton déménagement.

Superbe nouvelle. Je téléphone tout de suite à Claudia. On pourra se voir presque tous les jours.

Puis, une légère déprime.

Je remarque combien le départ d'un endroit où l'on a longtemps vécu est difficile. Pourtant la perspective de sortir étudier trois jours par semaine à Neuchâtel devrait supprimer toutes mes appréhensions. Ce n'est pas le cas. J'ai des bouffées d'angoisse. Mon déménagement est laborieux. La voiture de Jean-Luc ne suffit pas à tout prendre. Le reste viendra par train.

Jean-Luc m'amène lui-même à la Chaux-de-Fonds. Sinon, c'étaient les flics. Et souvent, pour humilier une dernière fois, ils mettent les menottes au transféré. Jean-Luc diminue ainsi mon traumatisme du départ. J'avais vu un enfant sortir de sa bulle de plastique dans laquelle il avait vécu pendant plusieurs années, à cause de problèmes de déficiences immunitaires. On pouvait lire son angoisse extrême lorsqu'il est sorti. Dans les bras de sa mère, il cherchait encore les parois de son ancienne prison.

Il en était de même pour moi. On ne quitte pas une cage du jour au lendemain lorsqu'on y a passé des années. En plongée, remonter des grandes profondeurs exige des paliers de décompression. L'univers carcéral est aussi dangereux que l'océan, il comprime dangereusement le psychisme. Je sens qu'il me faudra plusieurs années pour vraiment décompresser et me débarrasser de toute la nocivité du système pénitentiaire.

 

 

Résumé de ma dernière journée au pénitencier de Bochuz

 

06h 15 Ouverture des portes. J'ai encore beaucoup de choses a vider aux ordures. Première occupation, foncer au débarras. Trois voyages. Vieux papiers bouquins, pots de fleurs, support en bois. Quelques médicaments contre la fièvre, les blessures, les muscles douloureux. Tiens, des graines pour ma première perruche. je l'ai vite donnée, elle mangeait mes plantes vertes.

06h2O Eric m'invite boire le café. je lui apporte ma télévision qu'il donnera à Jacques. Une dernière discussion, on se reverra dehors. Accolade chaleureuse.

06h45 Je vais saluer Vaucher, Jean, Roman, Evak, Mardiros.

06h55 Ouverture des couloirs. je descends dans la division B dire au revoir à Jean-François, et lui apporter une table pour son ordinateur. Si Jacques ne veut pas la TV, il pourra la récupérer.

07hO5 Je termine le déménagement, mais je n'arrive pas à tout nettoyer. Je me suis arrangé avec Charly. Il finit le nettoyage contre une magnifique plante verte et quelques babioles. De toute façon, on nettoie toujours sa nouvelle cellule. Supprimer l'odeur de l'autre. Question de territoire.

08hOO J'ai tout transporté dans le couloir du centre. Un gardien m'accompagne. Les cartons et autres objets que j'ai jetés font déjà l'objet d'une récupération. Au passage, le gardien lui lance: «Ah, voilà un habitué des poubelles !». Jean-Luc est déjà là. Francesco s'est dépêché de venir aux EPO à 8 heures pour pouvoir me dire adieu.

08h20 Tout est prêt. La voiture bourrée, nous partons. Je n'ai pas encore réalisé que je quitte définitivement ce pénitencier. J'y ai passé presque quatre années de

mon existence. Impression d'un transfert de plus.

O8h3O Jean-Luc m'invite à boire un café chez lui à Chavornay. Nicole, son amie, nous le prépare. Puis on discute de mon nouveau statut, devant un wisky. C'est tôt le matin, c'est vrai, mais ce n'est pas tous es jours que l'on quitte un pénitencier. Santé !

Divers téléphones pour «arranger» mon emploi du temps, déterminer les horaires de train au mieux pour que je sois trois jours dehors. Dans l'univers carcéral, il faut tout prévoir. Les gardiens se comportant comme des machines, il faut leur proposer des scénarios immuables et précis.

11hOO Départ pour rendre visite à un gars super, Alan, un Californien qui s'est installé en Suisse, avec sa femme Aline, ancienne directrice du Patronage vaudois. Même ambiance chaude. Alan me donnait des leçons d'anglais à Bochuz. Discussion amicale. Il était heureux que je sorte, et cela se voyait. L'inverse des gardiens.

13h52 Arrivée devant un immeuble habité par la police. Un représentant de l'ordre, souriant et aimable, nous indique la porte de la prison, un peu en contrebas. Avec Jean-Luc, nous décidons de nous vouvoyer, comme les journalistes à la TV. Cela fait plus officiel. Ce qui me frappe, c'est l'extrême sobriété des lieux. Vide d'inscription devant les portes. Pas de nom, pas d'adresse. Y viennent seulement ceux qui connaissent déjà. juste un judas, une sonnette. Tout est gris. Jean -Luc sonne. L'homme qui nous ouvre semble vérolé! Sa peau rose, légèrement boursouflée par endroit, brille sous les néons blancs du couloir. Il discute peu, semble surpris de la situation et cherche qui, des deux hommes, est «Monsieur Bloch». Comme il ne parvient pas à résoudre avec certitude cette question, il ne dit plus un mot, aide au transport de mes affaires. Puis nous arrivons chez «Monsieur A.»

14hOO Bibliothèque de la prison transformée en salle de conférence. Le gardien A. se place en bout de table, Jean-Luc le flanque à droite, moi à gauche. La discussion s'engage pour déterminer les diverses modalités de mes contes, la somme allouée par jour, 20 francs, les heures de sortie et de rentrée. Nos objectifs sont entièrement atteints. je sors le matin à 06h15 et je rentre le soir à 19h5O. Le gardien-chef est plutôt roublard. Il semble sur ses gardes, et ne sait pas encore comment me «prendre». Mais bon contact préliminaire.

14h3O Décision est prise d'aller acheter l'abonnement CFF Chaux-de-Fonds - Neuchâtel. J'en profite pour me procurer une rallonge électrique, car la cellule qui va m'accueillir ne dispose pas d'une prise au bon endroit. J'ai en effet remarque qu'il fallait toujours aborder tous les aspects de la détention lorsque l'assistant social est avec moi. A ce moment-là, le gardien est obligé d'entrer en matière. Sinon, «on verra cela la semaine prochaine». Celui qui s'occupait de moi avait esquissé l'habituelle stratégie de temporisation, mais comme j'ai demandé où se trouvait l'électricité, il était coincé. Il nous a même accompagnés à l'Uniprix, puis à la gare pour l'abonnement. Enfin, il a accepté de venir boire un coup au buffet de la gare. Trois bières scellèrent notre «contrat». je paie les boissons. Le gardien, dans sa blouse bleue de prolétaire hésite, puis finalement écluse sa bière de bon coeur.

15h30 Rentrée à la prison. Jean-Luc nous quitte. Nous refaisons les comptes avec le gardien - j'ai trois mille francs de pécule. Puis il m'amène à la cellule. Bonne surprise, pas de barreaux, et une grande baie vitrée donne une excellente lumière dans une cellule chambre deux fois plus grande qu'aux EPO. Je demande à prendre une douche.

- Dans le cellulaire, vous faites ce que vous voulez.

Je me détends sous l'eau chaude. Puis je fais mon lit et installe mon ordinateur. je range mes habits. je sors des cartons mes livres, disquettes, marguerites. On pourrait me croire dans une chambre d'étudiant d'une cité universitaire.

18hOO Le gardien m'enferme en cellule. Il ne veut pas que j'aie des contacts avec les autres détenus. On me trouve toujours très dangereux.

19hOO J'entends les autres détenus rentrer du travail. A travers la porte, odeur de tabac et d'alcool.

20hOO Les autres sont à leur tour bouclés. Plus aucun bruit. Crevé, je vais au lit. Demain je commence ma préparation d'examens finals. Les mois prochains, j'aurai beaucoup de travail.

A la Chaux-de-Fonds, les gardiens en général ne me firent pas d'histoire. En fait, ils n'en eurent pas l'occasion. Le «gardien-chef» essaya bien quelques; provocations, en gueulant comme un porc qu'on égorge, le visage congestionné de haine contre l'Université.

- Avec tous leurs ordinateurs, ils pourraient quand même envoyer vos dates de sorties deux semaines à l'avance. Une petite lettre, c'est simple non! Si je ne la reçois pas, je vous laisse pas sortir et je vous renvoie aux Fribourgeois. C'est le bordel ces histoires!

J'apprendrai plus tard que l'Alma mater n'avait aucune responsabilité dans ce retard épistolaire. Mais le gros gardien continuait de gesticuler. Il ne voulait rien savoir. Une lettre, une lettre... c'était son point fixe, sa marotte. Son amas de chair plutôt considérable, plus de cent kilos de viande, voulait se faire impressionnant. Comme un taureau en furie, il me chargeait, et s'arrêtait à quelques centimètres de moi. Bien que beaucoup plus petit et léger, je ne bougeais pas d'un millimètre. Finalement, il partit sur une dernière menace.

Averti de ses fourberies, je restai sur mes gardes. Il essaya constamment de freiner mes congés, de supprimer des sorties universitaires, pour de simples raisons administratives.

Je fis une demande de liberté provisoire. Après cinq années de prison, je n'étais toujours pas définitivement jugé. En effet, dès qu'un recours est déposé, une condamnation prononcée n'est plus exécutoire. Légalement, je me trouvais toujours en préventive, alors que, dans la réalité, j’étais en semi-liberté, phase habituellement réservée aux prisonniers en fin de peine !

Malgré ces petits conflits tout allait bien. Les mois de février mars et avril défilaient rapidement. Ma préparation d'examens se poursuivait dans d'excellentes conditions.

Fin avril, le 28, je suivais une conférence donnée par une juriste genevoise. «Punir sans prison», thème au centre du débat. Léo et René m'y avaient invité. Comme d'habitude, les spécialistes de la prison parlaient sans véritablement connaître l'univers carcéral. Ils se référaient à des livres, à des théories. J'intervins quelques fois, soutenu par une ou deux personnes - plus tard, j'appris qu'on était du même bord. Dans l'ensemble malheureusement, la discussion restait pauvre.

Vers les 22 heures, Claudia entre dans la salle, vêtue très élégamment. Je suis un peu surpris, nous devions nous voir plus tard à Bienne. Elle s'assied à côté de moi souriante et un peu mystérieuse. Après une demi-heure, n'y tenant plus, elle me souffle à l'oreille :

 

- Daniel, tu es libre.

 

 

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